2012 – Fixer l’espace, par Eric Pessan d’après Paysage n°64.

Les gens, ils sont où ?
Normalement, ils devraient être là.
Partout je veux dire.
Les gens.

On raconte qu’ ils ont été tués par leurs maisons.
Leurs domaines.
Le poids des tuiles et des ardoises et des chapes qu’ ils avaient brandies au-dessus de leur tête.
Écrasés.

Les portes de leurs maisons se seraient refermées sur eux comme des bouches
et ils auraient été mâchés et bouffés et jamais recrachés.
Digérés dans les caves.
Évacués dans les tuyauteries souterraines.
Disparus dans les boyaux normalisés de l’ assainissement.

« La rue courbe est le chemin des ânes, la rue droite le chemin des hommes.
La rue courbe est l’ effet du bon plaisir, de la nonchalance, du relâchement, de la décontraction, de l’ animalité.
La droite est une réaction, une action, un agissement, l’ effet d’une domination sur soi. Elle est saine et noble. »

Rigides, les gens. Désireux de montrer leurs forces.
Jamais heureux du relâchement et de la décontraction.
Fiers à bras.
Toujours prompts à redresser les courbes, à inventer des angles parfaits,
à mesurer,
à bâtir plus loin, plus haut.
A soulever des charges de plus en plus lourdes.
J’ ai cherché les gens et je n’ ai trouvé que les fossiles de leur passage.
Il faudrait entreprendre un travail méticuleux de fouilles,
creuser, utiliser des ondes qui traversent les sols et les murs.
Voir au-travers.
Restent les maisons,
les rues,
les avenues,
les immeubles.
Un désert d’ angles droits, de lignes artificielles et de structures que la nature serait incapable de produire.
Que la nature est incapable d’ ingérer.

Restent les tombes.

« La ville actuelle se meurt d’ être non géométrique. »
Les gens ont partout caché le sol sous leurs villes
et leurs édifices aux angles parfaits,
ils ont dissimulé la poussière sous le tapis du bitume.

Je ne sais pas, on a raconté qu’ à force de vouloir tirer des traits, les gens se sont enfermés eux-mêmes.
C’ est la vieille histoire du maçon qui bâtit une maison de l’ intérieur et oublie de laisser une porte de sortie.
Une blague grotesque et tragique.

Partout, on a cherché les gens,
à peine un signe de la tête,
et partout on a trouvé leurs routes,
leurs villes,
leurs rues,
leurs bâtisses,
leurs monuments,
mais eux – non – aucune trace.

« La ville nous accable de lignes brisées ; le ciel y est haché en dents de scie. Où irons-nous chercher du repos ? »
Les hypothèses, nombreuses, ont afflué.
Je n’ en crois aucune,
elles sont trop belles pour être – en définitive – plus que des hypothèses.

On dit que les gens ont construit des murs trop durs contre lesquels ils ont fini par se fracasser.
Les angles droits aux arrêtes qui tranchent les os et les chairs.
« … faire sa maison, c’ est à peu près comme faire son testament… »
Des gens, il reste les baraques,
les artifices,
les découpes des boulevards,
les immeubles brisant sans cesse l’ horizon,
un univers faussement maîtrisé et domestique,
des enduits et des crépis,
des plaques et des voies sans issue.

« Fixer l’ espace avec une rigueur parfaite » était le rêve.
Les gens qui construisaient leurs maisons pissaient au coin du bois pour marquer leur présence,
cela fait longtemps que toutes traces de ce qui s’ est produit ici ont été soigneusement effacées.

D’ autres hypothèses envisagent que les gens n’ aient jamais existé.
Une fiction.
Dont les maisons seraient le médium.
Comme les pages du livre accueillent les histoires,
ou la toile les images.
Mais dans ce cas, qui est l’ artiste ?

Les gens,
morts d’ être géométriques,
une autre histoire,
triste et potache : deux droites parallèles s’ aiment.
Pareil pour les gens : morts de n’ avoir pu rejoindre l’ impossible.

Alors, lire les villes,
les déployer, les observer comme l’ archéologue brosse un fragment de poterie,
les villes vides,
c’est tout ce qu’ il me reste à faire,
et rêver aux gens qui – peut-être – ont rêvé de droites et d’ angles droits par refus du désordre apparent des choses.