2016 – Jérémy Liron, idea ou la lente disparition d’un monde, par Laurence Gossart in Magazine Inferno, mars 2016.

« …je veux dire : lorsque nous prenons les pays les plus atroces, l’horreur assyrienne, et que nous sommes face à leur art, nous nous apercevons que lorsque les hommes sont morts, il ne reste rien de ce qui a été hideux en eux et qu’il ne reste que ce qu’ils ont eu de grand quand la transmission est faite par l’art. » André Malraux

Transmettre et métamorphoser. Jérémy Liron opère dans cet ensemble d’images une lente transformation, une métamorphose qui donne encore à voir et connaître ce que les générations prochaines ne finiront que par savoir. Comme des traces qui ne sont pas sans évoquer les vieux daguerréotypes, leurs nuances palies et érodées par le temps. Une œuvre qui s’incarne comme la trace d’autres œuvres d’art récemment détruites, à l’instar de la cité antique de Palmyre, et de disparitions à venir.
Ce sont tous ces traumas qui ont éventré notre monde ces derniers mois (exactions de Boko Haram, attentats de janvier en France et du musée du Bardo à Tunis…) qui conduisirent Jérémy Liron à reprendre le dessin, moyen périphérique de sa pratique. Dessiner à la craie noire relève de quelque chose de l’ordre de l’épure, de gestes épurés. L’artiste redessine des documents qui sont eux-mêmes des traces, il fait des images d’images, comme un double degré d’accès au monde. Platon ne semble pas très loin dans cette pensée, Platon pour qui le lit est déjà l’image de l’Idée du lit et l’image du lit, image d’image. Mais dans cette distanciation progressive l’œuvre de Jérémy Liron devient Idea car, et à rebours du philosophe de l’antiquité, » C’est au peintre [de la Renaissance] et non au dialecticien, que l’on s’en remet au premier chef désormais, chaque fois qu’il est question du concept d’Idea » pour reprendre les mots d’Erwin Panofsky.
Comme s’il s’inscrivait dans cette filiation implicite plus sensible que métaphysique, Jérémy Liron repeint sans dessein ses dessins, ses reproductions dessinées d’œuvres d’art photographiées pour les incorporer, les prendre dans son corps, les comprendre au sens étymologique du terme. Et à l’inverse d’un discours purement platonicien, c’est dans cette relation de distanciation-appropriation que l’œuvre affleure. Comme un souvenir qui s’émousse tout en laissant apparaître une autre réalité flottante et persistante. Des dessins atténués, étouffés, dont le volume est en partie masqué par ces zones qu’il repeint. Ce n’est pas l’ensemble qui est passé au jus huileux mais des portions, des carrés, plus souvent des rectangles d’une tonalité verdâtre qui oblitèrent, masquent un pan de chaque dessin. Un vert de mousse, vert de la putréfaction, vert d’une mélancolie sourde dans lequel on ne peut que difficilement déceler la tonalité de renaissance printanière.
Cet ensemble de dessins forme une sorte de fenêtre sur l’histoire, sur l’histoire de nos civilisations et, bien entendu, sur l’histoire de l’art. Des fenêtres sur l’Histoire mais de toutes petites fenêtres puisque toutes les œuvres qui constituent cette série sont d’un format 30 x 40 cm mais le dessin n’occupe qu’une part infime de cette surface. Il est placé en retrait dans le passe partout ; quelque cinq millimètres qui réaffirment avec délicatesse la distance nécessaire pour laisser advenir l’image à la surface sensible. Une légère épaisseur qui dessine une petite ombre sur le dessin qui ne fait qu’ajouter à la finesse du dispositif. Des gestes qui masquent pour mieux donner à voir et à penser, des gestes qui concentrent le regard sur une partie de celui-ci, qui focalisent l’attention.
Jérémy Liron ramène l’œuvre monumentale à quelque chose d’intime et de petit, en modifie l’échelle initiale, cette dernière étant d’emblée modifiée puisque c’est celle du document d’archives utilisé comme modèle. Il crée un bout d’œuvre que l’on peut prendre entre les mains. Jérémy Liron offre des ponctuations. Des ponctuations intimistes qui jalonnent l’espace de la galerie mais aussi l’espace mental. Non pas une œuvre unique mais de petites œuvres quasi atonales, dont le brou de vert brouille la lisibilité du dessin et force celui qui regarde à s’approcher pour voir. Les dessins se déploient comme des notes sur une partition, dessinant ainsi dans la pièce une ligne sinueuse qui recréer un parcours au cœur de nos civilisations et de notre histoire.
Par ces gestes délicats, Jérémy Liron se demande s’il n’est pas en train de « réaliser quelque chose comme une psychanalyse de l’histoire humaine ou [de] déployer dans son étendue insondable le masque mortuaire d’une civilisation ». Peut-être alors résonneront différemment les mots d’André Malraux : « …et si le mot culture a un sens, il est ce qui répond au visage qu’a dans la glace un être humain quand il regarde ce qui sera son visage de mort. La culture c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande se qu’il fait sur la terre ». Comme un affleurement renouvelé d’un musée imaginaire que ce dernier avait tant souhaité.