Texte du catalogue

« Toute la journée du 26 septembre 1988, le monde sous mes yeux est resté immobile dans la sérénité la plus grande que je lui aie jamais vue. Se levait-il un souffle quelquefois, ce ne semblait être que pour éventer le cœur. Alors, le Ventoux m’a fait l’effet d’un lointain sphinx assis sur notre seuil pour le garder du moindre trouble. »
Philippe Jaccottet

« Des gens se rencontrent par hasard, tombent amoureux, s’éloignent.
Des ados alcoolisés traînent dans le par cet regardent la nuit tomber.
Les travailleurs fixent l’horloge, tripotent leurs stylos Parker
Pendant que les grand-mères négocient avec les vendeurs au marché. »

Kae Tempest

Il y a le lieu. Le plafond vouté, les colonnes de pierre qui rythment l’espace, et la trame qui se dessine, mentalement, dans cette partition orthogonale. L’envie de jouer alors avec les circulations, la structure de l’architecture, en proposant un parcours labyrinthique faisant écho, en quelque sorte, aux cabanes éclatées de Daniel Buren.
Il a ça : l’idée, ou l’envie simplement, de sculpter un espace, de fabriquer un lieu, à l’écoute des suggestions du lieu lui-même.
Et puis il y a l’envie d’enchâsser dans ces voutes, entre les colonnes, comme des retables, de grands tableaux verticaux, à l’échelle du corps.
Peut-être ça : un retable déployé à l’échelle du lieu ; polyptique. Circuler dans un lieu d’images semblable à l’architecture d’un retable s’articulant aux colonnes et aux arches.
(…)
Et puis il y a ce refrain mélancolique d’une vieille chanson de Niagara qui tourne en tête : « …pendant que les champs brûlent, j’attends que mes larmes viennent… ». Cette forme de chaloupé triste qui s’insinue dans les gestes du quotidien. Une façon de se bercer, ou de polir un état d’âme.
(…)
Et puis il y a ce monde comme il va, toutes ces choses dont on réalise qu’elles nous sont essentielles au moment où on est en passe de les perdre. Un profond sentiment mélancolique. La murmuration des oiseaux à l’approche de l’hiver. Un certain rapport au temps qui me donne l’impression d’être constamment au bout d’un quai ou à l’arrière d’un bateau, regardant une côte qui s’éloigne. Ces images que je glane au grès de mes errances, de moments de vacances : morceaux de paysages, villas lointaines, émergences, des choses se déterminant dans de l’indéterminé. Des lointains, de l’entraperçu, des journées qui se confondent avec les rêves qu’on en fait.
(Une image c’est à la fois une façon de sculpter, de former le monde par le regard, et une façon d’enregistrer ce regard que le monde vous renvoie en retour.)

Imaginez cela : L’espace où circuler, ou le corps dans ces espaces, la sensation des volumes et des couloirs. La mélancolie. Des images travaillées par cette « proximité d’un lointain » qui caractérise l’aura pour Walter Benjamin. Ces paroles de Niagara marmonnées en boucle.
(J’avais pensé c’est vrai, par jeu d’écho et ricochets dans la mémoire, à ce discours de Chirac lors du Sommet de la Terre, en 2002. La fameuse phrase : « Nôtre maison brûle et nous regardons ailleurs. » A cette chanson de Midnight Oil dont le refrain fait partie de ceux qui ont bercé mon adolescence : « How can we dance when our earth is turning? How do we sleep while our beds are burning? »)
Pendant que les champs brûlent. Bientôt, ce refrain travesti, qui fera titre alors, à la faveur de ce même chaloupé mélodique : Pendant que la nuit tombe.
J’attends que mes larmes viennent.
L’humanité sur une berge contemplant un dernier coucher de soleil.
Pendant que la nuit tombe, ces images et ces gestes soudain pris dans une sorte de grâce et de gravité.
Lente tombée au noir. Rideau. Ou fin de saison.
(…)

D’autres choses. Comme ces mots d’Arnaud Maïsetti notés sur un carnet : « …ou alors dans le silence intérieur qui se creuse quand, dans l’angle que fait la rue, le soleil frappe en même temps que le vent et qu’il semble le même qu’à Nimrud ou à Penetanguishene, dans Detroit le soir et sur l’aube vers les dernières pierres de Siam Reap, le même silence, la même muse en arrêt des lieux et l’existence n’est pas moins impossible, non, pas moins acceptable, non plus, mais plus confondue avec le grand dehors soudain ; brutalement alors on devient une part du monde… ».
Moi qui traîne des images, des vues à travers lesquelles quelque chose se soustrait. Des sortes d’entonnoirs. Et ces sensations stockées qui se confondent avec le labyrinthe architectural où des vues se perdent ou s’attrapent dans des perspectives brisées, des jeux de coulisse et de cloisons.
Le sentiment parfois de se tenir sur le bord du monde et, « quand tonne, peu loin, le canon de l’actualité », comme l’écrit Mallarmé, de « se percevoir, simple, infiniment sur la terre ». Parce qu’il est question de temps long ; de regard panoramique. De se faire spectateur de ses propres mouvements, récepteur de ses propres pensées.
Être contemporain, c’est échapper au présent. S’échapper du présent ? Et si, écrivant cela, je pense à Susan Sontag, je dois à Anne Favier de m’avoir rappelé une réflexion de Georgio Agamben : « Le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières mais l’obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. Le contemporain est donc celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d’écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent. »
Ainsi s’invite cette série initiée en 2015 à la suite de la destruction de Palmyre, de l’attentat du Bardo, puis de ceux de Paris, et titrée Archives du désastre. Un ensemble de dessins faisant l’inventaire subjectif de traces et de ruines, de bas-reliefs, statues et temples. Un inventaire des passions et des pulsions, des récits, des élans et des chocs du réel. Une forme de traveling lent et sourd à travers les paysages de la mémoire, les échos mats de l’histoire. A travers notre propre tristesse.
Parce que, ce qu’écrivait Freud en 1929 n’a rien perdu de son actualité : « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement. A cet égard, l’époque présente mérite peut-être justement un intérêt particulier. Les hommes sont maintenant parvenus si loin dans la domination des forces de la nature qu’avec l’aide de ces dernières il leur est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, de là une bonne part de leur inquiétude présente, de leur malheur, de leur fond d’angoisse. Et maintenant il faut s’attendre à ce que l’autre des deux « puissances célestes », l’Eros éternel, fasse un effort pour s’affirmer dans le combat contre son adversaire tout aussi immortel. Mais qui peut présumer du succès et de l’issue ? »
Ces dessins justement traversés par Éros et Thanatos, souvent insinués, mêlés. Comme les tableaux le sont par l’émerveillement, la félicité, la grâce et la mélancolie ou l’inquiétude.
(…)
Il y a aussi cette découverte des travaux du compositeur Bruno Duplant, cette envie alors de proposer des nappes enveloppantes de son, d’accuser davantage encore la dimension immersive de l’expérience. Au suspend des images, à cette stagnation du temps, ajouter cet impalpable déploiement musical.
Leurs titres déjà qui me sont proximité : Étendues silencieuses (2019), Nocturne incertain (2022), Lettres et replis (2019), L’infini des possibles (2021)…

Cette envie encore d’inviter l’écrivain Sébastien Berlendis à proposer une courte fiction en regard des images, comme un prolongement de l’exposition hors les murs et sous une autre forme. Un écho qu’on emporterait avec soi.
Rien ne se passe, ou si peu pour les amateurs de spectacles éblouissants, de bravades, de romans policiers et de drames. Et l’écriture de Sébastien Berlendis en indolentes dérives en est en quelque sorte le bord narratif comme les compositions de Bruno Duplant en sont les rivages sonores. C’est dans ce livre que Michelet écrit sur la mer : d’abord le rivage semble désert, impassible, puis, à regarder de près, on le découvre théâtre de mille vies industrieuses, de mille animations, mille drames ténus.
(…)
Ces autres mots du cinéaste Michelangelo Antonioni : « Devant ce mur, j’ai attendu qu’il se passe quelque chose. Il arrive toujours quelque chose. Aujourd’hui non, rien. Et puis j’ai compris que l’événement de cette journée, c’était moi, debout à attendre là devant le mur. »
Dans l’exposition il y a des murs, des tableaux comme des murs et des murs peints jouant de la surface de la toile en un pan qui tient aussi de l’écran. Quelque chose de cette inquiétude qui baigne le cinéma d’Antonioni de L’Éclipse à L’Aventura.
Quantité de choses discrètes, ténues, saisies au bord du dicible, là où règnent les impressions, les sensations, les sentiments, vibrant d’une sorte d’intranquillité sourde baignée de lumière.

Concevoir une exposition, c’est incliner à ces sortes de nouages. Cultiver en soi ces sortes de conversations, leur répondre ou en répondre. Cela n’a rien d’un discours ou d’une leçon. Il y est plutôt affaire de désirs et d’inquiétude. Ou, comme l’écrit John Berger, à propos du désir justement, d’un échange de cachettes.
Voilà, ce que j’ai cherché à construire, à façonner avec cette exposition : un échange de chachettes.

JL