à fumer le temps d’un geste lent

Ce qu’il faut pour simplement conserver un toit sur la tête et manger et vivre un peu. Pour ne pas se laisser engloutir, lessiver, désosser. Pour simplement être là. Poser sa carcasse sur un bout de caillou, inspirer profondément ; décanter. Etre là simplement à fumer le temps d’un geste lent, le regard lointain, expirer des volutes de rêveries.
L’entropie qui travaille le monde est-elle si puissante qu’il faille pour se conserver tenir pied à pied sans relâche, durcir le muscle ? Ne jamais se détourner. Faut-il que l’on soit si contraire à son envie, d’une fragilité extrême, périlleuse ? On envie alors les montagnes et les arbres.
On est pris. Il faut toujours s’extraire de soi, interrompre ce qui venait, ce qui aurait pu venir pour aller vendre le meilleur de son temps à sa propre survie. On est toujours à s’absenter, à s’arracher au quai, emporté par quelque chose de plus puissant que soi, dont les raisons nous dépassent, rendent nos désirs dérisoires, les nient, les étouffent. Ou les travaillent de l’intérieur pour les rendre à leur merci. On est dispersé.
On lit les histoires d’un qui reste des mois dans une chambre ou un pauvre atelier à sonder l’inconnu, à forcer le mystère, à se tenir debout sur le bord, tout à cela ; très soucieux et très insouciant, comme se disait Nietzsche isolé en un coin des Alpes à noter ses pensées sur les grecs. Et le temps comme s’étirant tout autour de sa figure occupée et mourant à nos pieds en vaguelettes. Un qui a pris la main sur son devenir et se démène à cet endroit là, au pied de son existence. Empoignant comme il peut. Disponible à cela. Ça semble pour soi impossible. Ou pas bien longtemps ; pas complètement. De disposer à loisir de l’élan qui vous tombe dessus parfois, de la curiosité et d’aller au bout de ce qui se présente, d’en avoir l’occasion, le loisir, et d’étaler le temps tout autour comme un rempart, une zone tampon. Une chambre à soi. Un livre dans lequel tomber lentement. Impossible doublement. Parce que l’on est fiché comme St Sébastien des flèches de la vie ordinaire et de ses nécessités. Que tout ici réclame versement quotidien. Fouette l’attention. C’est cela qui use comme un mauvais crédit, le frottement d’un bracelet trop serré. Il faut que le progrès, au lieu de nous libérer, nous ait en vérité harponné plus profond, provoquant un inconfort tel que nous n’ayons plus qu’à accompagner la pénétration de la flèche, incapables de l’extraire, demandant même cela plutôt que le labour de l’arrachement. Servitude consentie puis servitude subie, structurelle, comme disent les économistes. Maintenant on y est. L’ornière, le courant nous emportent.
Et parce qu’encore l’espace s’est éclaté, décloisonné, vous tombe dessus dans sa complexité, ses réalités multiples. Il n’y a pas à se tapir, s’isoler, se fermer les oreilles. Toute unité en est brisée, invalidée, discréditée. La pièce est ouverte aux quatre vents sans plus de fenêtres ; et ça chasse, ça disperse les papiers. Quelque chose s’est agrandi ou compliqué. Et c’est peut-être une idée, une illusion qui ne tient plus, s’écroule, se déchire. Quelque chose d’un cercle qui se délite. On jalouse un peu ceux qui en ont été épargnés. Qui avaient encore un sol, quelque chose d’un horizon, un lieu qu’ils pouvaient soumettre à une certaine familiarité. Qui avaient au moins l’excuse de ne pas savoir. On se le raconte. Au lieu de ça, pour nous le vertige. Mais au fond on sait bien que ce sont des images. Et on s’en veut parfois d’être si difficile, de réclamer au fond bien plus que ce à quoi la majorité ne peut déjà prétendre. La sécurité bourgeoise du rentier disponible à se penser. De celui qui s’aveugle ou simplifie pour s’apaiser ou comme réflexe inconscient. S’extraire des contingences pour traverser les situations, rejoindre comme Giacometti coincé dans une pauvre chambre d’hôtel les questions grandes et dérisoires qui se logent dans la simple insistance en soi, d’un visage, d’une silhouette, comment s’ajustent les reliefs d’un crâne. Montaigne que l’on aime pourtant pour cela et tout ces grands occupés à raffiner l’orbe des princes. Même les pyramides malgré les esclaves, les morts sur lesquels elles s’assoient, on se félicite d’avoir pour l’œil et pour l’esprit cette géométrie pure et ses mystères. On est tellement pris par le romantisme de l’individu en lutte avec lui-même, avec le monde. Les choses se mêlent.
Des soirs simplement on aimerait qu’on vous foute la paix. Les relances, les courriers, les impôts, les loyers, qu’il faille le rendez-vous pour changer le compteur et les pneus de la voiture, et équilibrer les comptes, faire un bon coup de ménage. Pour le loisir de considérer le blanc de la feuille vierge, le silence, ce qui est d’ordinaire couvert par le bruit, les gesticulations qu’on s’impose, ce monde à bas bruit tapis sous le monde tumultueux qui sinon nous demeure comme un lointain vague, entraperçu frustrant notre désir.

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