Aller voir Baboulène

Des barques sur un quai, au mouillage, des collines, champs de lavandes ou vignes, oliviers, un mas provençal ou une table de cuisine avec rouget et oursins, bouteille de vin, bouquet de fleurs dans un vase émaillé. Les sujets sont connus, épuisés par les marchés, les petites galeries de Provence qui proposent des tableaux comme des cartes postales, des bibelots de boutiques souvenir. Au pinceau ou au couteau, à l’aquarelle, dans des teintes pâles ou crues, c’est une imagerie inoffensive, rassurante, vouée à la décoration de salons, à conserver sur les murs de villas de lotissement ou d’appartements le souvenir de vacances provençales, un morceau de rêve banalisé. Clichés de la peinture de chevalet comme la Tamise dans le brouillard, les gondoles de Venise, le petit port d’Honfleur tout pavoisé, les animaux de la savane. Il existe comme ça toute une typologie de sujets auxquels est voué le tableau dans son acception et son usage populaires. La liste est désespérante et dans les galeries à touristes de St Tropez ou Megève ou Montmartre comme sur les marchés d’artisanat d’art, marchés aux croûtes, stands de centres commerciaux et rayons déco de quelques magasins de bricolage et ameublement on retrouve ce même imaginaire dévitalisé, triste comme un bal de campagne déserté que vous regardez de loin, comme une chanteuse débutante un peu gênée sur la scène d’une fête de fin d’année. On en trouve à Ikea ou Conforama avec relief et effet de matière emballés sous film plastique, comme une entrecôte. Le conformisme donne à ces productions un aspect mécanique, superficiel, qui ennuie l’amateur exigent, l’empêchent de chercher sous le sujet la justesse éventuelle d’un accord, la finesse d’une composition, l’élégance d’une figure. Le pittoresque ici est rédhibitoire. L’art y est condamné pour intelligence ou commerce avec l’ennemi. Et neuf fois sur dix en effet on n’en tire qu’un gout de carton. C’était couru d’avance : faible imagination, absence d’audace, petits bras, produit sans gout de consommation.
J’en ai été témoin cent fois : ici, le prolétaire et le bourgeois s’accordent, louent la ressemblance, la finesse des détails dont ils ne voient pas la gaucherie, les couleurs, l’imaginaire, bref, l’Art. L’esbroufe se porte bien. Quand ce n’est pas trop cher on pense avec raison en avoir pour son argent. Parfois ça l’est. Il suffit au marchand d’enfoncer le clou : un autodidacte, des années de travail, à l’huile ou même au couteau pour le peintre, taillé à même le marbre, révélant ce qui s’y trouve enfoui, ou fondu en bronze à Bologne pour le sculpteur. On imagine alors le pavillon, fronton façon temple grec et colonnes en stuc villa romaine, buis en pot taillé de part et d’autre de la porte d’entrée. Les rideaux accordés au canapé. C’est vrai qu’il n’y manquait plus que la croute. Les lavandes et les cyprès ne font pas le Van Gogh. Si je viens là ce n’est pas pour le lourd symbolisme, la poésie mièvre ou les sculptures de boite de nuit ou de casino jouant du sublime dans le kitch. Il y a dans cette antichambre du mauvais goût et de l’art facile un peintre qui m’intrigue depuis longtemps. Un de ces Mocos, comme on appelle les toulonnais, auxquels ma biographie m’associe. Il a les sujets ressassés de la peinture à touristes, la désinvolture parfois de l’ouvrage de commerce brossé à la chaîne, comme on ressasse un numéro à succès, distribuant un plaisir balisé et rassurant. Les formats du petit artisanat. Autant dire qu’il se produit en terrain compromis. Alors, pour s’extraire de ce panier, parce que quand le regard glisse, ses tableaux à lui étrangement le retiennent, il faut bien qu’il ait quelques singularités décisives. La plus manifeste intrigue du côté de la couleur, de l’usage des contrastes qui, traités avec une certaine désinvolture (ou disons une manière preste), font passer le sujet déjà bien essoré au rang de prétexte, simple trame en laquelle se jouent d’infinis ajustements, accords, renvois ou réponds. Alors, peu importe en effet que l’anecdote flatte des historiettes entendues mille fois si la jubilation est ailleurs ? Sous la figure locale et le folklore ou la gouaille manœuvre un peintre. Non pas un anecdotier avec ses recettes (même s’il en use et abuse parfois) mais quelqu’un qui œuvre dans ce territoire un peu magique où le visible et le lisible s’accordent sans se confondre. Et ce, non sans une certaine élégance. Car il semble qu’il sait où il va et que ses réussites lui sont faciles. D’où cet effet de brèche si caractéristique de l’art — s’il n’en est pas même la définition la plus aiguë. Car précisément, l’art ouvre à travers l’image même un monde neuf, une chambre derrière la cloison, là où précisément l’œil à force de passages lassés avait patiné la chose d’une sorte d’enduit, en comblant les aspérités.
Ce geste enlevé, pour en revenir à cette facilité apparente, en est d’autant plus fort : le peintre ne prend pas la fuite, ne déjoue pas l’embusque par une originalité facile, un pas de côté, une démarcation. Il n’évite pas et met les pieds et le pinceau dedans. Sans s’en soucier sans doute, parce qu’il est d’où il est et pris dans ce paysage-là, il n’en fait pas moins figure de lutteur, d’outsider, déplaçant le genre à l’intérieur même de ses conventions en y réintroduisant quelque chose d’aventureux et de jouissif. Là où nous étions déjà passé cent fois nous découvrons avec lui qu’il y a encore de l’énergie à débusquer, encore à voir, à révéler. Et, n’y aurait-il pas un soupçon de provocation ou de subversion à brosser sur un même modèle un apparent sage vase en pied qui ne tiendra à chaque fois, réclamant ce surplus d’attention que satisfont les choses épaisses, que par un bleu sur du brun, un blanc crémeux, un contraste de noir et jaune paille ? Observation qui semble peu quand on la dit mais qui touche à ce quelque chose d’abyssal qui travaille tout peintre en toute fin comme la musique est obsédée par les rapports renouvelés de notes.
Ceux qui, rassurés de l’innocuité de cet art-là aux apparences si banales, sans provocations ni tapage, voudront accrocher sur leurs murs une nature morte aux oursins ou un bouquet de chardons se douteront-ils qu’ils achètent un peu plus ici et que le titre très convenu ne le leur dit pas ? Les mécanismes de biais cognitifs les épargneront sans doute d’y voir ce qu’ils ne veulent pas voir et par quoi l’art déstabilise ou trouble. Mais peut-être, et c’est le rêve secret des artistes, la chose infusera comme un charme pour dissoudre la coquille et mettre celui qui le regarde distraitement en passant d’une pièce à l’autre au contact de l’ouvert.
On connait les mots de Picasso il y a près d’un siècle : « non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi ».

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