Andrew et les images

Lui sans doute
ne se préoccupait-il que d’accumuler,
de multiplier sa présence.

De fabriquer cette sorte de présent continu
en lequel il s’installait,
nourrissant l’illusion d’une
sorte de mouvement
infini et rythmique,
une sorte
de berceuse
à même de soutenir le réel
ou de le confondre.

Il avait toujours jugé
qu’exister
c’était d’abord s’installer comme
un objet quotidien
dans l’attention des autres, tenir
une place de choix
dans leur regard,
dans leurs pensées.

Les stars n’étaient-elles pas ces personnes dont le pouvoir
de fascination,
l’excitante fiction
se déployaient,
s’exerçaient,
s’entretenaient par
le rayonnement, l’ubiquité,
l’omniprésence
que produisaient les images
qu’elles semblaient ingénument produire
derrière elles ou autour d’elles et
que comme tant d’autres il collectait
précieusement, comme des reliques,
des fétiches ?

Consommer était vivre
ou exister et exister
était consommer.
Produire & multiplier la production
participait à nourrir ce cycle, à
entretenir le feu qui éloignait les bêtes – (mais pouvait-il seulement les nommer,
ces bêtes ?)
Et cela à vrai dire fonctionnait, en un sens.
Chaque jour était comme
traverser les grands boulevards le soir,
quand les lumières clignotent et forment comme
un grand cercle,
un tunnel.
Il n’y avait qu’à tisonner les braises.

D’ailleurs
n’étais-ce pas répondre à cette incitation
que disait la Genèse ?
« Dieu créa l’homme à son image,
il créa l’homme et la femme. Dieu
les bénit, et
Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, & l’assujettissez ; & dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, & sur tout animal qui se meut sur terre (…)
Et il en fut ainsi. Dieu
vit tout ce qu’il avait fait et voici,
cela était très bon. Ainsi,
il y eut un soir, et il y eut un matin :
ce fut le sixième jour. »
Multiplier & dominer fut le programme
de la moitié de ceux
sur lesquels s’imprima ce livre. Par nations entières.
A vrai dire il fut aussi
celui qui fonda l’empire
romain avant l’empire colonial britannique.

Il lui avait fallu que le réel
fasse plus que cogner,
ou opposer simplement une résistance passive
au mouvement de ses désirs,
à ses caprices,
lui perce carrément la peau
à trois reprises avec un calibre
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pour que se déchire
un peu
le voile et
qu’entre dans sa vie comme
sous l’effet d’un choc électrique
l’inquiétude.

Il avait fallu que la vanité
ne soit plus une image
parmi tant d’autres objets
de consommation mais
un goût âcre dans le fond de la gorge. La voix
couverte par une musique forte
qui soudain perçait la rumeur,
provoquant un
décollement.

S’était-il éloigné ensuite
des frivolités mondaines,
des divertissements
de cette course à la reconnaissance et
à l’argent ? La suite semble l’infirmer
largement. Pour lui, faire de l’argent
c’était de l’art.
Et on se demande si
quelques années plus tard il
ne subit pas une violence
plus aiguë encore
lorsque à l’occasion d’une séance
de dédicace une femme
s’est précipité sur lui pour
lui enlever sa perruque et la lancer à un complice.
C’était tellement choquant confie-t-il à son journal, tellement humiliant
qu’il en avait été blessé
à vif.
Son art n’avait
jamais
cherché une dimension critique, il
n’était pas cynique non plus
mais simplement refusait les responsabilités.
Ces questions l’ennuyaient.
Il ne voulait pas s’embarrasser
avec ce genre de problèmes
éthiques ou moraux. Peut-être
tout cela était trop vertigineux pour lui ? Lui faisait peur ?

Doit-on entendre une confession
lorsqu’il déclare : « je crois aux espaces vides en vérité, mais
entant qu’artiste je fais
plein de saloperies ».
La saloperie ce serait la démesure.
L’absence
de retenue. De céder à la pente.

Toujours est-il, même
les portraits mondains, la chronique
de la jet-set
sont emprunts d’une certaine
mélancolie. Alors même
qu’ils semblent soutenir l’inverse.
La mort est
partout, dès le début ou presque. Et
cette ombre multipliée, ces crânes,
accidents de voiture ou billets
de un dollars au lieu de dissoudre leur aura
dans leur reproduction mécanique
y prennent une dimension sourde & grave, désespérée
sous certaines lumières, lui restituant la dimension troublée
que nous lui projetons.

Pour nous, les choses étaient
différentes. Le voile
était tombé plus tôt. Le spectacle abrutissant
avait commencé par nous ennuyer, puis
nous dégouter carrément. Et,
considérant l’inconséquence,
le cynisme d’un système dont il était
une des manifestations, son
caractère corrompu,
nous avons fini par le rejeter.
Était né en nous quelque chose
que l’on pourrait appeler
le germe
d’une conscience politique. Tout ce que lui,
fuyant toute responsabilité, s’était obstiné à repousser.
Nous voulions
descendre du manège.
Non sans le désarroi
que nous causait le fait d’en être
pour partie issus ou
de nous y trouver à la fois malgré nous et un peu consentant aussi
engagés.

Ceux qui revendiquent
une origine gauloise oublient
le métissage romain
dont nous sommes issus. Qu’est-ce que c’est pour
un descendant d’esclaves
de se retrouver citoyen d’un pays
qui a d’abord été pour
leurs parents
celui des colons ? D’avoir
pour langue maternelle
celle des maîtres ? Le savons-nous un peu,
nous qui nous reconnaissons
dans nos contradictions,
nos faiblesses,
notre confort,
nos désirs aussi, comme
les enfants de cette société du spectacle &
de la consommation, nourris de ses inconséquences,
de ses séductions ?

Cet écœurement
pour ce cercle infernal
cadencé par la production
& la consommation, relancé par
la publicité, l’exploitation insatiable
de l’espace et du temps, des affects,
des appétits et des consciences
ne nous épargnait pas. On vivait
dans ce milieu,
nous étant éveillés parmi ses plantes. Mais
on se voulait d’y participer ;
d’en rajouter.

Qu’était-il besoin, dans cet invraisemblable
encombrement
en lequel la conscience
s’empêtrait, en lequel
tout était pris
& emporté, d’ajouter des pages de texte, des albums, des mélodies et
des pas de danse, du bruit
et des images ?

Tout cela, quoi qu’on fasse,
n’était-il pas voué à
nourrir la même usine, le même
chaudron, le même
flux quand il nous semblait
que nous avions besoin en toute urgence
de silence
et de dégagement,
de sobriété? De ces gestes négatifs qui
selon le philosophe Alexander Bain
caractérisent la pensée :
un geste suspendu,
une parole ravalée.
De dessaouler de
cette cuite dont il nous semblait
que l’on était les enfants vaguement
bâtards, abrutis
& perdus.

Aux spectacles
son & lumière, aux
réalités augmentées
et prouesses technologiques
nous préférions les frustes
et saisissants tracés
de charbon
ou de terres
colorées
venus depuis les âges
et qui nous vissaient dans le crâne
la présence dansante & grave
d’un cheval, d’un rhinocéros laineux ou d’un auroch. Nous
regardions aux grands espaces,
aux petites maisons
sommairement
équipées
éloignées de l’agitation, de
l’agora. Nos désirs étaient tournés vers le murmure
lancinant des vagues
se couchant sur le sable. Pourtant
nous vivions là, regardant
par la fenêtre
d’un appartement ou celle
d’un écran d’ordinateur. Nous tordions
dans notre poche le papier
d’un ticket de métro, notre œil
caressait les vitrines, dans nos têtes
se fredonnaient toute seules
des musiques entendues.

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