Armand Dupuy, Par mottes froides

Ses obsessions, ses questionnements, ces heures à buter, il ne veut surtout les imposer à ses proches, ni à personne. Cela se fera dans les marges, dans les instants entrecoupés, fragmentés gagnés aux nécessités ordinaires de la vie de famille, du gagne pain, dans le silence du petit matin quand la maison dort encore. Et cela évidemment m’évoque Pierre Bergounioux, opiniâtre, sans égards pour lui-même, tout au travail, à son impérieux désir d’éclaircissement et aux autres. Je pense à ce que m’avait dit Philippe Blanchon une fois : être son propre patron c’est accepter davantage que ce que l’on aurait supporté s’en voir imposé par un autre. On devient son propre tortionnaire.
Ce qui nous est donné de lire d’Armand Dupuy vient de là, de la nécessité personnelle, exigeante de serrer au plus près ce qui échappe et ne fait jamais que laisser paraître, très brièvement, les morceaux d’un contour et d’une forme d’urgence contextuelle, de discrétion déterminant le « chemin court » qui caractérise ses vers, les mots comme collés au plus près, ramassés dans cet avant la phrase qui fait toute la fulgurance poétique. Toute poésie, écrit Balzac, procède d’une rapide vision des choses. Comme accordée aux mouvements du monde.
L’impression en est d’un livre intime, qui parle bas. Un livre dans le froid du matin, l’émergence brumeuse du monde travaillé par une certaine détresse que je ne peux m’empêcher de rapprocher de Beckett dans son phrasé le plus exténué, son « rater encore », son « bon qu’à ça ».
Armand Dupuy écrit la table, ce qui brasse la tête, la neige qui dépose derrière la fenêtre par mottes froides et dont le blanc, le floconnement collent à son esprit, disent en miroir l’état de sa pensée. Il écrit le repas, l’ordinaire entêtant, les gestes étroits, la petite malade la nuit. Et les lectures, amitiés qui s’écrivent au milieu dans l’attention sensible, délicate de celui qui cherche à formuler au plus juste ses perceptions, ses ressentis et qui bute dans les yeux comme dans la langue à cette impasse de l’être du monde ou de son expérience.
Il y a quelque chose de grave dans la difficulté de cerner ou d’énoncer ce qui se donne pour le monde, « imprononçable endroit ». Quelque chose de désespéré, désabusé peut-être, tragique certainement. « On arrache des images aussi vaines et ressassées que les mottes d’hier. On s’use à dire ça dans des mots faibles, incapables, et peut-être qu’il faudrait se taire ». Parce que sans ça, c’est l’insignifiance qui guette, la platitude la plus morne, la passivité la plus démoralisante, « l’attente », mains vides qui pèsent. Il faut un peu de trouble dit-il avec Char, parvenir à troubler, à remuer l’ordinaire, incorporer, atteindre, tenir ce trouble pour justifier son existence. Il faut dépasser l’aveuglement physique et mental.
Moteur central de la poésie dit ici avec une sobriété et une sensibilité rare, un doute profond, loin des fanfaronnades, une nécessité sincère, vitale.

Armand Dupuy, Par mottes froides, éditions Le Taillis Pré, 2014.

Image : Bernard Plossu, vue du jardin de Giverny.

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