art & chasse

Il faut considérer la chasse avant le tragique de la mise à mort qui en est le terme et avec laquelle tout un chapitre s’effondre. Car chasser n’est pas abattre. Quiconque a vu le fameux documentaire de Jean Rouch sur la chasse aux lions à l’arc tourné en 67 à la frontière du Mali et du Niger mesure ce qui est engagé par cette extrémité. Ce que cela nécessite de détours, de considérations, de gestes et de rituels magiques pour qu’enfin une poignée d’hommes triés s’engage dans la traque de l’animal grandi par son aura, presque mythifié dont on ne sait plus déjà s’il n’est pas au fond un principe, un Dieu dont le sentiment plane partout sans jamais vraiment se manifester. Lion dont on attrape et perd la piste et qui tourne en soi comme une folie dans la terre sèche, les buissons, le soleil ; dans son absence même. Obsession.
C’est une des plus grandes pertes de l’époque moderne, de l’industrialisation, de la vitesse et de l’optimisation rationnelle : avoir abandonné la considération, les rituels, les détours, ce par quoi chaque geste était individualisé, niant ou occultant « cette unité au-delà de toute figure, où l’existence particulière à la fois se dissipe et s’illimite » que note Bonnefoy dans les figures romanes.
Il ne sert à rien pour un esprit pragmatique que le chasseur orne son propulseur ou ses flèches, qu’il danse et mime quelques attitudes, qu’il convoque quelques esprits ou en appelle à un protecteur, un totem, comme les indiens Pit Rivers leurs dinihowis ou leur damaagones. Il est absurde ou incompréhensible que des populations considérées comme pauvres ou soumises à un milieu hostile dépensent le peu qu’elles ont en offrandes, dons, sacrifices, ou hi-fi. Lui échappe que ces circonvolutions sont nécessaires à celui qui est au monde non à la manière d’un survivant comme il l’est lui-même, mais d’un vivant, participant d’un tout qui l’illimite, le connecte, d’une réalité foncièrement transcendante à la phrase humaine. A celui qui existe dans une continuité fluide avec les choses du monde.
Nous sommes aliénés par notre rapport au temps, la productivité rationnalisée à laquelle nous nous soumettons et qui nous impose de survoler l’existence. Nous sommes devenus de bêtes consommateurs dont l’élan spirituel s’est inhibé, est devenu part risible presque honteuse de ne pas être justifiée par le schéma rationnel de la consommation posé comme paradigme. Certains ne comprennent plus la nécessité de l’art dans ses formes les plus variées.

L’art qui se laisse identifier comme tel peut-il même encore échapper à cet emballement productiviste et consumériste qui le précipite, poursuivre dans sa fonction somptuaire, comme disait Bataille ? Se décoller ou se désynchroniser de la vie courante, au sens premier du terme, pour retrouver sa fonction symbolique d’engagement dans la vie qui en fait une dépense en apparence gratuite, improductive, « pour rien », garante de la production de sens ? Un ralentissement, un raffinement qui doit en coûter avant que d’imaginer être un production valorisable, car « la perte, écrit Bataille, doit être la plus grande possible pour que l’activité prenne son véritable sens ».

2 Commentaires

  1. Thierry Kron

    Cher Jeremy, interessant article.

    Réponse
  2. Carole

    Un bel article dont le début nous amène sur les traces de ces socio anthropologues, animés par l’analyse des rites et qui rappelle leurs goûts du détail, de la découverte, de l’exploration et surtout d’un exotisme qui finalement ne l’est pas tant que ça dès lors qu’on se donne les bons filtres pour l’appréhender.

    Réponse

Laissez une réponse à Thierry Kron Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


8 × quatre =