basculer le regard

Il s’est fait depuis quelques centaines d’années, dans le monde occidental au moins, que les œuvres s’apprécient à distance, disposées sur un socle pour les sculptures et pendues à un clou au mur pour les images. Non seulement dans l’espace physique des lieux d’exposition, mais aussi dans l’espace mental en lequel nous nous les représentons en leur absence. Les albums et les pochettes dans lesquelles les amateurs d’estampes serraient leurs collections d’œuvres sur papier et sur lesquelles ils se courbaient quelquefois dans l’intimité d’un cabinet passent aujourd’hui pour archaïques et peu commodes. Les tentatives alternatives qui traversent l’installation en invitant l’image dans l’espace tridimensionnel de l’exposition n’empêchent que la disposition verticale, l’image étant autant que possible isolée à hauteur du regard sur un mur blanc comme sur la page d’un catalogue soit perçue comme la plus naturelle, la plus neutre, la moins mise en scène, la plus légitime d’une certaine manière, si l’on entend ce que le mot désigne à la Renaissance dans la bouche de ceux qui mettent alors au point et théorisent la construzione legittima. Ainsi, les tableaux, les dessins ou les photographies s’apparentent-ils à des fenêtres ouvertes ou fermées, quelques-fois des murs auxquels nous affrontons notre regard. Ils retournent à ceux qui les regardent la verticalité de leur propre corps, la manière même de leur pensée, de leur regard lorsque celui-ci s’immobilise face à un objet lui-même immobile, quelque part métaphorisés. Caspard David Friedrich en a fait l’archétype du spectateur contemplatif : un homme ou une femme, quelquefois deux apparaissent de dos, pris par le spectacle de l’étendue et ce qu’il retourne en eux de considérations vagues en lesquelles se répondent de manière saisissante l’immensité inabordable et l’ilot de l’être individué. Le monde devant eux est basculé debout en une large image semblable à un fond de scène ; se confondant avec ce dont elle serait l’image. Accrochés aux murs de musées ou d’expositions ses paysages romantiques offrent sous les yeux des visiteurs le tableau d’une mise en abîme plaisante d’eux-mêmes : ils se regardent regarder, par dédoublement, comme il arrive que dans les rêves, les souvenirs l’imagination adopte un point de vue omniscient, que l’on s’aperçoive projeté au-devant de soi-même. Ce modèle scénographique où le jeu de champ et contre-champ évoque les duels de westerns indique un relationnel particulier qui s’est sans doute esquissé, construit et affermit au cours de l’histoire et qui n’est pas sans relation avec notre caractère prédateur, l’usage étendu que nous faisons de cette disposition. Notre physionomie est ainsi faite que nos yeux sont orientés vers l’avant et dotés d’une bonne acuité centrale. A la différence de ces oiseaux, poissons ou ruminants à peu près aveugles à ce qu’ils ont sous le bec, le bouche ou le museau, mais gardant leurs flancs et leurs arrières, nous nous projetons par le regard comme le font les fauves ou les oiseaux de proie. Notre appétit se porte toujours au-devant. Pour ce qu’il est de notre défense, une part de nous loge encore un suricate dressant le cou par-dessus les herbes pour un froissement ou un frémissement suspect.
Les oracles ritualisèrent la lecture des signes par lesquels l’orage ou l’approche d’un possible prédateur s’annoncent, les étendirent à toutes les forces occultent dont ils s’imaginaient qu’elles gouvernaient les mouvements du monde. Ils découpèrent dans l’espace du ciel, comme une fenêtre dans un mur, le cadre d’un temple par lequel les auspices feraient présage. La direction que décrivait le vol d’un oiseau devait en désigner la signification, conjuguant les deux sens du mot sens. De la même manière on trouve aux parois de certaines grottes ornées des surfaces polies, préparées et comme extraites de la continuité géologique et organique pour déterminer des espaces d’expression, d’inscription, des panneaux. Bien plus tard, en 1450, théorisant la perspective linéaire, Alberti écrit son préalable: « Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait de quatre angles droits ».
Ce rôle ordonnateur de la représentation perspective dans sa forme symbolique, établissant un monde à la mesure de l’homme participe à l’émergence du sujet individuel moderne. On la nommait à cette époque commensuratio, rappelle Daniel Arasse, disant tout à la fois comme cela relevait d’une manifestation de l’humanisme et par lui le caractère désormais mesurable de chaque chose.
Cette façon d’abstraire et de s’extraire symboliquement du monde pour le désigner au bout du regard et dans la parole fonde une part de notre humanisation dans sa recherche de distinction. Symptomatiques à mon sens les paroles de la Genèse, l’idée d’un homme fait à l’image de dieu qui prend possession du monde en nommant chaque animal, chaque plante, chaque lieu. Cette façon qu’ont les hommes de considérer chaque chose pour leur usage, inféodées à leur projet, « assujetties » comme le dit encore le texte biblique, a fondé la morale occidentale, légitimé les conquêtes, l’exploitation des ressources naturelles, animales et humaines par l’affirmation d’une hiérarchie naturelle. Elle est au cœur du dualisme cartésien, du découplage entre le monde phénoménal et sa réalité physique objective. Elle a en outre permis le développement d’une pensée scientifique et abstraite considérant chaque chose et chaque être comme un objet de curiosité et d’étude. Une chose posée au-devant, ob-jectivée.
Cette idée de découpe et de séparation est prégnante encore dans notre définition du paysage comme un fragment prélevé sur l’étendue, un cadrage, un extrait. La fenêtre et la vue étant à peu près synonymes lorsque l’on évoque la vedute qui perce dans la peinture italienne renaissante les scènes narratives, fortement urbaines, pour installer en perspective un fragment de campagne.
On peut se demander alors quelle habitude corporelle qui est aussi le signe d’une conception profondément ancrée dans notre inconscient vient perturber et peut-être même discréditer le fait de donner à voir des tableaux, des dessins, disposés horizontalement sur des socles ou des tables. Quel rapport s’induit alors dans le fait de ne plus considérer l’événement pictural dans l’affrontement noble de celui qui projette son humanité conquérante dans l’horizon de sa verticalité, de sa raison, mais dans la manière courbée des scribes laborieux, des humbles ou du Narcisse contemplant sa figure qui mange le ciel dans le reflet de l’eau claire. A l’orthogonalité du schéma qui met en scène deux points distants dans une dynamique perspective se substitue quelque chose d’un cercle, d’une courbe semblable à celle qui relie tacitement l’enfant aux bras de sa mère. C’est ainsi que le giron désigne tout à la fois le ventre maternel, le cercle intime qui se fait dans la veille protectrice d’un échange de regards, dans la courbe des bras et le sein auquel l’enfant tète le lait et sacre la filia. Au paysage comme lointain, comme horizon, comme arrière-plan se substitue celui qu’inventèrent dès l’antiquité les poètes chinois traduisant leur immersion au sein d’un milieu animé de discrètes modulations dans lequel l’immobilité et l’opacité, la dureté grave de la montagne répond au bruissement, à la fluidité d’une source qui la parcoure, s’insinue dans les plis des pierres et des mousses et dans le pavillon de l’oreille. « Beauté essentielle des monts et des fleuves dans leur forme et leur élan », écrivait Shitao. Connivence et communauté dans l’échange remplacent l’autorité prédatrice, permettant de dépasser la frontalité de l’accrochage mural pour laisser la possibilité de faire cercle comme on se tient autour du feu ou du repas, de forcer l’équilibre du corps à une plongée dans un vertige à portée de main. Ce templum, désignant dans sa découpe ou sa clôture l’espace du sacré est retourné du ciel en terre. Il s’inscrit dans l’espace où évoluent les hommes comme l’esprit divin s’incarne pour les chrétiens dans la figure du christ. Et il s’en trouve que l’on n’est plus toisant la chose comme un objet parmi ceux, disposés sur l’étendue, offerts passivement à nos ciseaux, descriptibles, mesurables, exploitables, mais venant de près à la source de son mystère, s’y soumettant d’une certaine façon, s’avouant participer de ce jeu dans lequel elle joue.
La post-modernité, si c’est cela qui s’insinue dans ce changement de paradigme, peut alors se définir comme la mise en crise et le dépassement de l’idéologie moderne, positiviste, téléologique, mécaniciste, fonctionaliste par la reconsidération du milieu, de la complexité des interactions, interférences ou de ce qu’Augustin Berque nomme « co-suscitations ».
Au Japon, ceux qui s’aiment ne disent pas « je t’aime », mais suki desu, quelque chose comme « il y a de l’amour ». Le japonais ne pose pas le sujet dans cette position d’antériorité et de centralité que nous lui accordons sans y prêter attention, comme source extérieure projective, mais l’escamote, lui donne une place seconde, l’intègre dans la relation comme le paysage chinois inclus l’observateur, l’immerge dans un jeu de tensions, de rapports qui le traversent. Le contexte, en un mot, est premier. Et le sujet lui est dépendant, pour ne pas dire assujetti.
C’est ainsi que le cogito est, semble-t-il, intraduisible en chinois ou en japonais, relevant d’une sorte d’aberration. Ce qu’avait pressenti Nietzche, critiquant la souveraineté dont s’auto-crédite le sujet cartésien et du même coup l’universalité des formes a priori de la sensibilité qu’il induit chez Kant, considérant qu’au mieux « ça pense ». Car le Cogito cartésien posant le sujet comme à l’origine de tout, l’être du sujet dans l’absolu de sa propre affirmation de sujet et comme point d’origine de toute énonciation est le double de la perspective linéaire, dont Erwin Panofsky note qu’elle organise l’espace de l’image et avec elle le monde sous le regard d’un observateur unique, abstrait, stable, comme extrait de la réalité dont il entend rendre compte, autonome.
Basculer l’espace de la représentation, placer la chose sous les yeux et tout autant sous les mains, à la manière d’objets rituels ou de la nourriture, pourrait être alors moins anecdotique qu’il y parait. Ainsi, peut-être est-il possible de percevoir ce qui advient, de recevoir l’événement, d’en faire l’expérience au sens ou Levinas désigne un « il y a » auquel on se rend. Le sujet advient lui-même à l’occasion de cet événement. Il ne lui est pas étranger ou extérieur, ni même supérieur, fabriquant de lui-même et pour lui-même sa vue. L’assurance se trouble, s’ouvre dans une fragilité nouvelle, une empathie réassumée et avec elle refait jour l’angoisse et le péril, le vertige vrai. Alors, ce voyageur que peint Friedrich hissé au sommet d’une montagne, dominant l’étendue en embrassant l’étendue d’un regard est prêt de basculer dans ce ciel sans fond comme le moine au bord de la mer est au seuil de se faire engloutir par la nuit qui à la fois lui oppose son invisible, son indéterminé, son obscurité tout en ne lui opposant aucune résistance, c’est-à-dire aucun support, comme un sol qui se dérobe – juste un trou.
Je crois assez avec le poète Jean-Paul Michel que « du savoir au non-savoir, ce n’est pas le savoir qui commande, mais qu’il est lui-même tenu par du non-savoir » qu’il refoule. Que « les optimismes, les confiances, voire les arrogances, les illusions de toutes les Grandes Clartés reposent sur un sol plus profond : celui du non-savoir même qui les appelle.» « Non seulement le monde n’est pas transparent, mais nous ne nous sommes pas transparents, pas même à nos propres yeux, pensées comprises ». Voir cela et l’affirmer même comme exigence intellectuelle, c’est bien opérer une sorte de bascule. Plus que de rêver pénétrer le monde pour en prendre le contrôle, pour le dominer, s’enorgueillir d’en avoir la maitrise, bride serrée, c’est pour sentir plus intensément que nous en faisons partie, confie le peintre Yves Berger que les artistes travaillent comme il le font. « pour surmonter l’isolement que nous ressentons dans notre chair ».
La perspective linéaire centrée crée l’illusion d’une adéquation, elle s’efface pour mieux opérer, dans un effet d’évidence. L’introduction d’anamorphoses est déjà un pas de côté invitant à relativiser le caractère univoque de la représentation. Basculée horizontalement, l’image en devient de fait relative à la position jamais adéquate, sauf à occuper une place surélevée, divine, une vue plongeante impossible ou divine. Le quadrangle en lequel elle s’inscrit se donne, de tous les autres points de vue comme déformé, irrégulier, tordu, révélant que sa manifestation est relative à une relation, une position déterminée par l’interaction de la forme, du dispositif et de celui qui regarde, lequel par ses mouvements, ses déplacements, la reconfigure sans cesse. Curieusement, cette position immanente appelle l’idée d’un absolu qui la surplomberait, en saurait tous les mystères, d’une divinité affranchie de ce qui nous fait et nous limite et qui, puisque nous en serions distincts, nous laisserait aux prises avec l’insaisissable, la mémoire et les rites. Les anciens romains, rapporte Pascal Quignard, ensevelissaient les pères à même le sol domestique, faisant de la terre en son horizontalité le lieu de la mémoire : les ascendants y inscrivaient leur présence. Ainsi naquirent les Mânes et les Pénates.
Un mythe primitif a accompagné les hommes dans leur sortie d’Afrique, s’est transmis et disséminé à travers les peuplements de l’Australie à l’Amérique en passant par l’Eurasie. Il dit l’émergence première de la vie humaine et animale depuis la terre, dans les cavités des grottes. Depuis, nous occupons la surface, dressés par-dessus l’horizon. Alors, se pencher, c’est se pencher sur notre existence non atmosphérique, se pencher sur l’origine.
Car s’extraire et se porter toujours plus loin au-delà de sa condition native, dans l’humanisation, la culture, la technique produit au revers de cette suave félicité, du sentiment de puissance ou de domination qui traverse peut-être le voyageur contemplatif de Friedrich une sorte de terreur étouffée, une solitude et un vertige auxquelles nous ne pouvons ne pas répondre. Certains œuvres, les plus droites, les plus sûres sont des sortes de repoussoirs qui se tiennent sur ce seuil. Les plus ténues, les plus fragiles, les plus humbles et intimes, les plus obliques s’avancent tâtonnantes, et, pour emprunter à nouveau une formule au poète Jean-Paul Michel, elles n’effacent pas la perte, elles ne nient pas le manque, l’abîme ou la nuit ; elles leur répondent. L’art n’efface pas la mort, il lui répond.

Image : (c) Claire Chesnier

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