Bonhommes et têtes

« Je me sens comme la feuille blanche et aussi assoiffé qu’elle de recevoir l’imprégnation, c’est sur mon être entier que celle-ci vient se déposer. » Dubuffet

Puis vous surprenez un visage posé dans l’espace d’une feuille de papier. Ou sans doute, n’est-il pas tout à fait là : plus en retrait peut-être, scintillant depuis un lieu obscur dont la feuille en cet instant matérialise la surface. Peut-être encore, est-ce à l’intérieur de votre regard qu’a lieu cet appel, que dans un couple d’yeux vous nommez visage, et dans lequel, une moue déjà, esquisse le témoignage discret d’un état d’âme : une face se fait dans ce désir né d’une pulsion vitale qui informe chaque chose depuis un catalogue intérieur.
Ainsi, nous attendrissent des taches chutées ou déposées dans un magma de traces, comme un visage mal dégrossi.
Ainsi, nous regarde — comme on dit nous concerne — tout ce qui de près ou de loin se prête au jeu de la paréïdolie, endosse le rôle qu’on lui suggère, de figures et de têtes.
Dans l’indéterminé se fait un signe et autour de lui se fait comme un visage avec ses attributs, puis un corps, chétif peut-être, peu déterminé, équivoque ou tout mangé de nuit, mais qui existe d’autant plus qu’il semble opposer à l’anéantissement, à l’engloutissement, une volonté pareille à celle que l’on reconnait à ces herbes qui percent de trottoir, s’établissent dans une fissure, et que l’on entraperçoit en soi aussi, tenant tête au découragement et à l’adversité.
Marc Léonard en surprend quelques fois dans des essuyages de pinceaux, dans des chutes de papier, des tâches et des déchirures. Frédéric Khodja dans certaines aventures de l’encre. Marlène Moquet en fait prétexte à son monde imaginaire, comme Lionel Sabatté à son bestiaire. Picasso fait de l’assemblage d’une selle et d’un guidon une tête de taureau, d’un élément de gazinière une Vénus. Un de nos lointains ancêtres, il y a quelques trois millions d’années, s’était ainsi vu regardé par un galet de jaspérite rouge qu’il emporta avec lui dans la vallée de Makapansgat et que l’on trouva des siècles après auprès de sa dépouille. D’autres, aperçurent à la lueur de torches des bisons et d’autres quadrupèdes s’enfoncer ou émerger des plis et des rondeurs de parois, dans les profondeurs humides de grottes.
Jean Dubuffet en surpris l’apparition dans des plissements organiques, dans des texturations, des pans de sol, dans l’insistance qu’avaient des ocelles à lorgner vers lui, quémandant une existence plus complète ou plus noble. Ainsi, s’invitent dans les années 60 les Fleurs de barbes. Expressions surgies de la matière, profit de certaines fantaisies, tirant bénéfice de ce que le monde se réinvente chaque fois dans la main de l’artiste plus vite qu’a mis la vie atmosphérique à émerger de la soupe primordiale. « On dirait que voilà quelqu’un qui s’en vient bruissant par ici vieux débris clocher décrépi mais qu’est-ce donc que ceci que je vois pendre à ton vieux menton gris si mon nez ne s’est pas mépris je sens l’odeur de la barbe tiens voilà qu’il parle il dit grommeleur et endormi. » Tout ça, écrit Alexandre Vialatte, compagnon de cocasseries, « est sorti d’on ne sait quoi d’intermédiaire entre les ténèbres de l’homme et le gémissement du terrain vague ».
Pourrait s’initier là un dialogue entre le créateur et la créature, comme celui de Pinocchio et Geppetto, des premiers Mickey Mouse de Walt Disney, de la Linea d’Osvaldo Cavandoli ou de la Petite personne de Perrine Rouillon.
Au fond, la figure surgit dans la conscience à l’égale d’abord d’autres phénomènes. Et, à l’inverse de ces stratégies évolutives qui poussent au mimétisme et à la confusion chez certains crapauds, chez certains phasmes, on pourrait voir dans l’appel au visage la manifestation d’un désir de distinction et enfin, d’incorporation, exploités par certaines formations organiques ou minérales pour requérir l’attention. Il y a là l’appel de déserteurs ou de dissidents ambitionnant de passer d’un règne à l’autre, quittant une masse pour réclamer une attention individuelle.
Cette naissance semblable à une germination, Dubuffet la surprend au cours d’une aventure lithographique :
« Réencrons. Cette fois le journal chiffonné en boule dans les mains puis redéveloppé sur la plaque. Oh ! de la peau d’éléphant ! Voilà une surprise ! Recommençons vite ! Encore une peau ! De plus en plus incontestable ! C’est de la peau frémissante ! D’une épreuve à l’autre elle se change ! peau de fœtus, peau de crapaud, peau de dame, peau de vieillard, toutes les peaux descendent du train. C’est une chance, une bonne livraison ! Voici maintenant les peaux de limaces, les peaux de tortues ! Puis qui se craquèlent, on dirait qu’elles veulent changer de règne. Peaux d’arbres ! »
D’être nommées, les expressions les plus furtives, les plus hybrides, en sont comme solidifiées, attestées. Et l’artiste note avec quelle force irrésistible l’image s’engouffre « dans la baie ouverte par le nom », concluant que « la fonction de l’artiste consiste autant qu’à créer des images, à les nommer. »
Il est tout naturel alors que ce soit sous l’antique et noble apparence de sages philosophes que ces figures se taillent une barbe, y voyant sans doute l’attribut nécessaire pour gagner depuis leur basse extraction une respectabilité à bon prix. D’en voir quelques spécimens alignés sur le mur, cherchant l’incognito, vient l’image de ces confrontations policières au cours desquelles les suspects sont alignés, dos au mur, un numéro sur la poitrine, soumis à l’examen. Chacun se tient droit, digne, presque détaché, travaillant incidemment à s’inscrire ou s’ajuster, l’œil rond, à l’image qu’il croit se faire de la normalité innocente. On imagine le policier s’avancer, démarche sévère, et empoigner la barbe de celui qu’il prend pour le faux Rabbi Jacob. Mais le poil tient bon et c’est la police qui est confondue.

Image : Jean Dubuffet, Vaisseau de barbe, 1959.

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