El Greco

On ne voit jamais bien d’où sortent les singuliers et par quel mouvement, pas de côté, par quel geste ils s’extraient, s’affranchissent d’une certaine manière de penser, de sentir ou d’agir qui fait le monde de leurs contemporains pour en susciter une alternative. Ce qu’il aura fallu qu’ils vivent ou qu’ils ignorent, ce à quoi ils auront dû se frotter, ce qu’ils auront dû fréquenter, entretenir, et la volonté alors qu’ils avaient à cœur contre l’évidence, contre la norme, contre le nombre, d’exercer, portés par une foi, un désir, une vision, un horizon qu’ils avaient à définir. A moins que ce soit inconsciemment, sans latitude, par une tournure involontaire, une nécessité presque mécanique, et malgré eux ou sans savoir. En souffrance parfois.
Les cellules qui font notre matière ainsi dans leurs copies connaissent des erreurs, des mutations productives, heureuses ou malheureuses qui font la diversité du vivant à l’intérieur des espèces, son adaptabilité, son buissonnement, ses formes. Le croisement des sources, leurs interprétations, les errances et les erreurs font ainsi la richesse de la vie – sa richesse croissante à la faveur exponentielle des interactions possibles. Et dans ce jeu hasardeux, fruit de nécessités qui nous échappent : des émergences ou des singularités, viables ou éphémères.

En vérité, celle du Greco est le fruit de plusieurs mouvements personnels et historiques. Son exil de Grèce où il débute peintre d’icônes, sa formation italienne, l’opportunité espagnole qu’offre l’essor de Madrid et Tolède. Les soutiens providentiels, et cette foi intransigeante qui le guide comme celle qui guidera Van Gogh en sa singularité aussi, vers sa tragique solitude et l’incompréhension, la grâce aussi. La philosophie et la mystique de l’époque où l’humanisme renaissant s’ouvre à ce que l’on a vu plus tard comme une décadence maniériste puis à une expression baroque, expressive, lyrique dont il sera un des hérauts. Un tempérament sans doute et une économie particulière qui induisent ce que l’on peut interpréter tout à la fois comme l’exploitation de motifs, thèmes et compositions ou leur exploration selon une conception moderne. Avec enfin cette outrance des couleurs et effets lumineux, des postures et des élans qui s’affirment progressivement, cette façon preste, voire désinvolte si proche de ce qu’explorera près de 300 ans plus tard la modernité européenne naissante qu’on appelle encore romantisme et qui choquera alors la sensibilité dominante, froissera les goûts et les jugements, offrira à certains une lumière, un élan.
Déformations, maladresses ou gaucheries, sensualité ou lascivité excessives des corps masculins en particulier qui ont fait envisager à quelques commentateurs une homosexualité ou une bisexualité au moins latente, effets de collage ou même de montage, aberrations, spatialisation flottante qui en font des sortes de visions ou de délires promptement brossés dans le frais avec une certaine économie de moyens, non sans similitudes avec les productions automatiques des artistes surréalistes du début du XXème siècle en font sous certains aspects un artiste plus proche d’un Fauve ou d’un expressionniste que de l’art de la Renaissance.
Depuis notre présent, à rebours, une ligne se dessine qui rencontre les œuvres de Delacroix, de Cézanne ou de Manet, de Van Gogh aussi, par sa manière de transfigurer chaque chose dans son vocabulaire propre en dramatisant la volumétrie par la couleur et la touche. Et Soutine pour cette façon de vertige brossé avec vigueur voire emportement qui plonge qui regarde dans les houles de l’image. Et le risque est grand d’y lire la nécessité d’une évolution téléologique de l’art. Un mouvement continu, une ligne, presque une fatalité. Bien sûr le Greco que nous admirons et qui nous fascine par sa modernité est une invention contemporaine, une déformation perspective. On le réduit à ce que nous en retenons pour nous, non sans nous étonner de ce qu’il ait pu, dans cette sorte d’anachronisme stylistique, exister socialement à l’époque qui a été la sienne. Au fond c’est un usage courant : le présent regarde dans le passé ce qui le confirme et lui offre la possibilité de s’élancer par cette même perspective. Mais le Greco d’aujourd’hui n’était peut-être qu’à peine lisible aux yeux des contemporains de celui qui sous ce nom peignit à Madrid et Tolède des portraits et des tableaux d’autel.

Les subtilités conceptuelles de la peinture renaissante, la mise à distance de la scène perspective en une image édifiante et la structuration aristotélicienne de la storia sont, à la fin du XVIeme siècle remplacées par une dynamique plus vertigineuse, plus volontaire, dégagée de la mesure, de la stabilité orthogonale de son horizon pour multiplier en des collages complexes les points de vue, combinant plongée et contre-plongée comme chez Le Caravage et abandonnant la trame à la faveur d’un jeu de plis et d’extases. Il s’agit d’être happé. Chez le Greco, plus encore que chez le Bernin, les corps s’insoumettent à la pesanteur naturelle pour, dans l’ignorance de Newton, flotter vaguement, onduler et se déformer, ductiles, à la faveur de forces occultes, un peu comme le laisse imaginer la théorie de la Relativité, l’espace se courbant, se comprimant, se froissant par l’influence des masses.
Et si Picasso évoque l’influence déterminante d’Ingres et de son sensuel Bain Turc dans l’élaboration des Demoiselles d’Avignon, ouverture de l’époque à ce que l’on appellera bientôt le Cubisme, son écrasement spatial fait de la continuité ou de la confusion des plans entre fond, rideaux et corps est peut-être davantage redevable à certaines toiles du Greco. Greco qui érotise les corps peut-être davantage encore qu’Ingres, celui du Christ particulièrement, les rendant tantôt souples, tantôt convulsifs, semblables aux lascives hystériques érotomanes de la Salpêtrière de Charcot, aux figures de Bacon. Tourmentés semblablement par la réalité et les aspirations, le désir et le dégout, l’espoir et la folie.
Car son art emporte, aspire, émeut dans le sens premier du terme. Ces ciels fiévreux se trouent, un siphon se forme dans les nuages, les corps longilignes ne connaissent plus le sol ; et nous par adhésion avec eux. C’est une peinture du spectaculaire, de l’effet, à l’inverse de recueillement monacal. Non pas d’un théoricien de la liberté moderne en avance sur son temps, mais d’un fervent ouvrier de la foi chrétienne dans ses aspirations idéales.

Ses compositions sont dramatiques, ses couleurs outrées et contrastées. Et ce qui nous est si moderne, dans le tumulte, c’est l’apparition de la peinture entant que telle, couleurs, formes, matières, touche, insoumis au réalisme, à la rigueur anatomique, visible, outrageusement désinvolte parfois et même, quand on y regarde de près, gauche quelquefois, maladroite, comme emportée par une impétuosité qui empêche de se retourner, de reprendre patiemment et dans les règles de l’art, de maniérer aussi, se contenant d’indiquer, d’une impression d’ensemble, comme Matisse en ses dessins cursifs. Il n’est plus nécessairement question de belle peinture alors (encore qu’on lui connaisse au moins deux manières bien distinctes). Puisqu’à la radicale différence d’avec les modernes dont il est peut-être sans le cherche un inspirateur, la peinture entant que telle n’est pas son horizon, elle n’est qu’un moyen, un vecteur. Et incidemment ce qui les oppose par un aspect les rapproche par un autre.
Il voisinerait volontiers pour les couleurs avec Veronèse ou Pontormo si les modelés étaient plus délicats, mais c’est au Monet des Nymphéas que l’on pense pour la touche, l’indication d’une lumière, posée comme sur une ébauche, une moirure un peu acide, sans soucis de lier, un badigeon pour rehausser, casser un volume ; cette désinvolture encore, si l’on entend les railleries qui accueillirent Impression, soleil levant, place autrement qu’avant les enjeux, vise un autre point, intuitivement, et s’y tient. Ce n’est pas négligence mais équilibrage autre, reconfiguration des moyens en vue de fins révisées.
De fait, ce n’est que très occasionnellement qu’apparait la virtuosité mesurée d’un Vélasquez ou d’un Rembrandt. Et on chercherait en vain le dessin de Michel-Ange, les études de drapés de Vinci. Du cheval blanc un peu mièvre de son Saint Martin, brossé à grande économie de moyens, dans le frais, pend un étrier peint avec la gaucherie un peu lourde d’une main naïve (intervention d’un élève ou manière qui participe de l’expressivité générale ?). L’armure est du même ordre, ouvragée laborieusement, laissant envisager sous le col et la fraise un coup démesurément long pour cette tête bringuebalante. Le pauvre, lui d’une démarche aussi peu naturelle que possible, toute ambiguë frotte son long corps contre le tissu satiné, microcéphale. Là-bas la ville s’esquisse, floue comme vue à travers un verre de cristal surmontée d’un ciel lardé de blancheurs. Et la Pieta de 1592, le collage de la grande Odalisque d’Ingres, malgré ses aberrations, saute moins aux yeux que ce corps sans bassin auquel les jambes sont mal jointées. Une main ici est toute froissée, un orteil là oublié. Ici des chiffons froissés sont collés sur des corps pâles et étirés, sans soucis de la musculature sur laquelle ils sont sensés s’appuyer. On penserait à Paul Rebeyrolle. Il faut que nous le regardions avec les yeux d’un moderne pour que ce qui était le canon et l’exigence de l’époque ne nous choque pas. Il faut aussi qu’il ait réussi sa phrase pour qu’on le suive dans l’esthétique qu’il crée, pour ce de quoi il nous détourne.
Je me souviens encore, âgé de quinze ou seize ans, ma découverte de sa vue de Tolède (Metropilitan de New-York), un ciel comme chez Dali, des blancs et des verts électriques, saturés, outrés, une vision hallucinatoire, presque le pape de Bacon, hystérisé. Les corps entrelacés de la Résurrection, l’espace convulsif du Baptême du Christ qui n’avait de rapport avec notre monde terrestre qu’allusif, approximatif, déchirant ce monde-là pour n’en laisser pas seulement entrevoir mais proprement jaillir un autre, vertigineux, entièrement fait de mouvements ; apothéose, gloire, symphonie. Le St Sebastien du Prado sans plus rien d’un homme réel, tout modelé et fuyant dans un ciel où les nuages n’étaient jamais filant à l’horizontal mais draps déchirés, vortex, les flèches collages. Je ne voyais d’ailleurs, feuilletant le livre qui lui était consacré, qu’une parenté vague entre ces toiles d’une fureur lascive, dionysiaque, Le cinquième Sceau de l’Apocalypse que je croyais de Garouste pour exemple et La trinité douloureuse ou Saint Louis, plus tempérés, plus ternes, plus pausés, plus apolliniennes, à reprendre la terminologie nietzschéenne. Tout cela devait nourrir ma compréhension de l’art et de ses possibilités ou ce à quoi je pouvais m’autoriser. Je comprenais que ce que j’avais sous les yeux c’était et ce n’était pas un homme, un portrait, un cheval, un paysage, mais un être hybride, illusion de peinture, réalité alternative tout à la fois lisible et répondant pour partie à cette réalité qui était la mienne et dont l’art était comme un reflet mais ne la mimant en apparence que pour mieux s’en affranchir, ouvrant à d’autres nécessités, l’inquiétant d’une certaine manière.
Ce n’est pas une foi commune qui me fit élire si tôt les toiles du Greco parmi ces artistes que je découvrais alors, mais quelque chose de marginal à son ambition, accroché à la manifestation concrète de son art. Là encore, ce qui me rejoint, m’émeut, c’est comme l’œuvre peut répondre à ce que j’y investis de moi-même, comme elle accompagne ou soutient un mouvement inquiet qu’elle révèle à lui-même. Ce qui fait dire à Pierre Soulages évoquant l’art des cavernes que ce qui dans certaines œuvres nous touche, génère une dynamique, est « en dehors des significations que ces peintures pouvaient avoir à l’époque ». Ce sont, pour emprunter à nouveau au peintre des propos qui rejoignent mes observations personnelles, ces « qualités concrètes de la trace, de la forme, de la tâche, des contrastes, de la vibration et de la modulation de la couleur ». Cette présence concrète, sa mise en espace, « la trace élevée à la dignité de figure », la figure n’évacuant, n’effaçant pas pour autant la trace qui ventriloque à travers. Comme l’écrit l’anthropologue Maurice Godelier à propos d’objets conservés au musée des arts premiers, extraits de leur contexte, amputés des gestes, des rituels auxquels ils participaient : « même appauvris de sens, l’objet agit sur notre sensibilité » (le pourquoi, le comment, restent encore à expliciter). Alors, malgré la différence de culture, les siècles et le reste, je me sens proche de l’homme, comme d’autres attaché sans tout à fait nécessairement le savoir à travers son art et à travers le projet qu’il se donne, plus ou moins consciemment, la fonction qu’il lui donne, à se mieux définir, à porter au-dehors, au-devant de lui, un tempérament, une sensibilité, à les rendre présents, perceptibles. Tous nous partageons ce que la figure moderne de l’artiste cristallise et que j’ai lu, si simplement et finement dit par l’écrivain congolais Sony Labou Tansi : « Je suis artiste, donc porteur d’une existence mal sue. En fait, j’écris (ou je crie) pour qu’il fasse homme en moi ».

Image : El Greco, le partage de la tunique.

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