Eric Rondepierre, déplacements.

« Parfois fossilisées dans la roche, ces traces permettent aux archéologues de reconstituer les déplacements de créatures depuis longtemps disparues ».
Tim Ingold, une brève histoire des lignes.

Tout commence par une histoire qui n’en est pas encore une. Une histoire latente. C’est ainsi que ce n’est pas encore un commencement. Que rien ne commence jamais car tout a déjà commencé avant. Que le commencement est un lieu aveugle hors du langage, hors de portée. L’origine, un mythe.
La ligne est solidaire de la trace, le précipité de quelque chose qu’elle insinue. Ce manque fonde et innerve le récit comme les nomades ou voyageurs en inventèrent la pratique en témoignant à leurs escales du lointain qui était leur départ et des paysages parcourus. Comme autour du feu se mettent en commun les rêves, dans les cérémonies se disent les présages. Toute trace met en perspective celui qui la considère en même temps qu’elle ouvre le récit de ce qui l’a causé. Ainsi peut-être toute histoire qui se raconte est double – au moins ; ou tisse deux brins.
Nous n’étions pas là au moment de notre conception dit Quignard, ainsi notre histoire s’origine dans une nuit, ainsi est-elle tendue par une image manquante. Dans La nuit cinéma, Eric Rondepierre raconte sa plongée dans la matière du film, là où des images reposent à l’abri du regard ou à son insu, dans les intervalles du visible. Des images vues parfois mais invisibles qu’il s’agira d’extraire et de manifester, de tirer au jour. Plans de coupe, Inserts, Excédents. Images latentes, histoires latentes mêlant « ce qui arrive à l’image et ce qui arrive dans l’image » et existant ou naissant dans le regard de ce dialogue, comme ce le sera encore dans les Annonces et plus littéralement encore dans le Précis de décomposition où les taches, altérations de la bande s’insinuent dans l’espace narratif du photogramme. Cet ailleurs, cette hétérotopie pour reprendre le mot de Foucault, éclosant de ce qu’on le nomme ou de ce qu’on l’engage, le pratique, lui fasse place dans notre présent.
Mettre au jour. C’est ainsi que les Egyptiens nommaient ce que l’on a coutume d’appeler livre des morts : livre pour monter au jour. La vie terrestre n’était qu’une introduction, un prolégomènes avant que la vie véritable, éternelle, lumineuse se révèle, se manifeste, advienne après la mort terrestre. Chacune de ces vies avait à voir avec le récit de l’autre : sur les murs les figures divines et dans la tombe les récits des conquêtes, des fondations, constituant une sorte de de curriculum vitae. Derrières les Portes du ciel antiques s’ouvre le monde des dieux, c’est à dire celui des mythes et des récits. « Portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible », écrit Nerval.
Le premier écran était celui que les oracles traçaient dans le ciel pour y lire les auspices. Retourné en terre il était le fondement du temple.
Oracles comme chamans avaient cette fonction d’amener au jour une image enfouie dans le vol d’un oiseau, dans les entrailles, dans des visions ; présente, agissante, mais invisible. Sur une statue d’un temple du Caire, un prêtre annonce : « Amon m’a choisi pour ouvrir les portes du ciel afin que je voie sa forme qui est dans l’horizon. » « Une image, dit Eric Rondepierre, c’est une surface qui rêve ce qui lui arrive ».
« Je n’étais pas là la nuit où j’ai été conçu, écrit Pascal Quignard. Une image manque dans l’âme. Nous la cherchons derrière tout ce que nous voyons. »
Peut-être est-ce pour cela que le cinéma est tant travaillé par la mort et le sexe. Comme s’il était une tentative de s’approprier ce vide, de l’apprivoiser ou l’apaiser, de transporter dans le régime du visible ces moments où l’on s’échappe, où l’on est joué avant d’être acteur. Ces points aveugles. « J’étais le sujet d’une histoire », écrit Rondepierre à la lecture du dossier judiciaire de son placement. « On appelle ce manque qui traîne dans les jours le destin », écrit Quignard. Force aveugle, pouvoir, injonction mal localisable, mal justifiée, Justice et injustice, peine, flou formant réalité. Pesée. Empêchement. Arbitraire. Abus de pouvoir. Absurdité tragique qu’il est difficile de ne pas rapprocher de celle que nous donne à envisager Kafka dans le procès de Joseph K. Une même force aveugle, implacable, inatteignable. Un enchainement causal niant la volonté, la ou les raisons de l’intéressé ainsi transformé en objet. S’insinue alors toute la perversité de la manipulation. « On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. » Si l’opacité chez Kafka ne couvre aucune raison, le vrai motif du placement dont Eric Rondepierre fit l’objet ne figure pas dans le Jugement qui, avant l’accès, quelques 50 ans après les faits, au dossier 7909, était le seul document officiel à lui être parvenu. « Derrière la « folie » maternelle (encore que cette folie s’appuie uniquement sur la rumeur – jamais décrite autrement que par le mot de « paranoïaque » -, et soit contredite par des éléments du dossier eux-mêmes) qui constitue, semble-t-il, le motif unique qui a conduit à dix ans de « surveillance éducative », il y a le soucis économique : à chaque loyer impayé, à chaque menace d’expulsion, apparaît une tentative de placement. (…) Sa « folie » commence à l’arrêt du paiement de la pension alimentaire de mon père et se limite à la période du placement. »
Mais nous n’étions pas là encore dans les moments qui suivirent. Nous nous sommes succédés, enfouissant au fond de nous celui que nous étions à la faveur d’un autre que nous devenions, comme notre ADN dans sa nuit porte trace de la longue histoire humaine. Trace et lignes encore. Nous ne faisons chaque instant que disparaître pour réapparaître, transfiguré, légèrement déplacé, légèrement différent, reniant, ou poursuivant ce qui avait été engagé avant. C’est par paresse que l’on se reconnaît. Ou par négligence. Le nom peut-être a cette fonction de nous localiser, nous identifier, comme ces étiquettes dans le jardin des plantes traversent, imperturbables, les saisons et les états pour stabiliser ce qui ne l’est pas. Cet oubli où nous logeons nos états successifs existe dans ce que nous faisons de nous, nous travaille inconsciemment, contribue à nous déterminer dans nos possibilités. L’oubli nous rend possible. Les bribes de récits, les documents-traces, des images nous racontent celui-là dont les traces mènent jusqu’à nous.
Sans doute est-ce pour cela que nous faisons de l’histoire, nous racontant inlassablement sans jamais y toucher vraiment ce qui nous arrivait sans que l’on en prenne la mesure, sans parfois que l’on sache. Tentant de faire réémerger ce que le mouvement de vivre dans sa succession de moments, d’états, mouvement qui est la nature même du cinéma, ce qui en a été l’aliment. Car toute possibilité de nous atteindre n’est que par voie différée. Il y a toujours un bref instant, ne serait-ce qu’une fraction de seconde entre le stimuli visuel et l’identification, l’entendu et le compris, entre la perception et le compte-rendu que le cerveau verse à la conscience. L’origine du phénomène échappe dans l’expérience que l’on en a. Le photogramme n’apparaît pas dans le film.
Sans doute est-ce pour cela que l’on écrit, pour porter dans le registre second, conscient, ce qui se fondait, s’escamotait ou s’évanouissait dans le mouvement de vivre. Sans doute pour cela les scènes de Lascaux, de Chauvet, la photographie avant le cinéma : tous ces efforts pour fixer, extraire et incidemment abstraire des morceaux d’existence, des talismans. On se raconte l’histoire de ce qui s’est passé comme on saisi à la fenêtre du train le paysage qui se compose et se déchire en un même mouvement. Il y avait là une sensation dont on a fait image et de cette image une promesse ou une révélation qu’il a fallu objectiver comme l’on fait le moulage du visage d’un mort. En ce sens purement technique, chaque image est une épreuve. Ce qu’il y avait avant le langage est inabordable, évanoui, ce qui lui est contemporain ensuite est transfiguré, fabriqué. Aussi notre espoir se porte-t-il sur cet espace entre deux, transitoire ; sur le mouvement par lequel la chose s’éclipse, sur la trace. Peut-être n’est-il pas insignifiant qu’Eric Rondepierre ait cherché entre la matière potentielle des photogrammes et la fiction, la narration dont l’illusion filmique est le moteur quelque chose d’indéterminé, d’ambigu, d’échappé. Entre deux poursuivi dans Dyptika et Suites où la découpe se fait justement entre deux « moments » de l’image, précisément sur cette éclipse par laquelle une image succède à l’autre, sur ce vertige qui troue le film (réalité, fiction) et en lequel loge peut-être le réel (concret).
Mais là encore, du vrai qui n’en est pas. Des images qui basculent d’être révélées, récupérées. Des images qui au fond n’étaient pas dans le film mais dans la matière filmique de la bande et qui sont apparues à la faveur d’un détournement, d’une consommation aberrante de la chose. Des images qui ont été créées par la façon du regard sur un des éléments souterrain du film.
Car, si rien ne nous est jamais donné, rien ne nous apparaît jamais qu’à la faveur d’un mouvement de retour, réminiscence ou réflexion, reconnaissance ou re-gard. Nous sommes enfermés dans notre archive ou comme le dit Eric Rondepierre, « nous sommes des salles de post-production » travaillant ce que Bernard Stiegler nomme la rétention tertiaire. Rien de réel ne nous est jamais accessible, seulement sa version reconstituée, la réalité. Et l’image produite n’est que l’écho second de l’image découverte. La tentative de localisation. Une orientation du regard. La reproduction artefactuelle en quelque sorte de ce qui par définition ne peut advenir qu’une fois : la révélation de cet événement tapis dans le corps du film, entraperçu ou rêvé.

Le départ est un récit, pour soi comme pour le monde à travers les mythes et cosmogonies, aussitôt que le nommant on le fait advenir dans le champ mental.
Mais toute archive fabrique ses documents en les isolant. C’est ainsi que le document « fictionne ». Giacometti s’y est usé sa vie : la réalité est un tissu continu, un maillage solidaire. Chaque forme meurt en l’autre, s’accroche, prolonge, se lie. Impossible de localiser strictement le nez, là où il commence là où il termine. Figure et fond se distinguent qu’on les nomme ou les envisage comme tels. Dès que nous sommes dans le langage nous sommes déjà dans la fabrique de l’archive. Lire ce qu’il advient c’est faire récit de ce qui fait signe ou ce que nous voulons qui fasse signe. C’est ponctuer, rythmer ce qui sans cela se dissout, s’indétermine.
Sur les fresques, les bas reliefs, les frises, les tapisseries des personnages se battent, sont couronnés, cheminent… L’archive fabrique un personnage, met en scène une fiction, incarne un point de vue. Et plus singulièrement qu’une autre la vie d’Eric Rondepierre était au départ un récit de fiction, comme un roman de Kafka. Il y avait cet enfermement arbitraire, ces autorisations de sortie quelque fois qui donnaient à l’extérieur une teneur irréelle et la fréquentation alors assidue des cinémas comme matrice psychique. Ainsi, lorsque Rondepierre passe la porte de la salle obscure c’est comme Don Quichotte empruntant celle du poulailler. La vie ressemble à ses romans de chevalerie. A Sancho l’Ingénieux Idalgo répond : il semble que vous ne soyez pas versé en ce qu’il est des aventures. Rondepierre annonce par la voix de Dostoïevski : « l’essentiel, c’est la légende. » La légende est le sous-titre de l’image. Avec la complicité des ellipses, des vides, du vertige, dans un mode de jeu grave, ces dernières raconteront.
Ici l’histoire commence.

openingnight

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