Errant

En vérité pas plus que ce qui s’agrège un instant à la faveur d’une perspective au passage d’une rue et se replie derrière l’angle d’un mur. Chaque fois. Et sans que rien ne se lie jamais en une même vague cartographie mentale. Sans qu’aucune image, paysage ou visage ne se forme. Rien non plus qui ne se cerne dans la découpe ferme d’un nom. L’impression seulement de sinuer à l’intérieur de ma propre errance en déformant l’espace dans une sensation presque hallucinée de houle et de dérive. D’avancer dans une des cloisons du monde. Je suis à Bordeaux, été 2007.
Sait celui qui a déjà surfé une série de vagues, a regardé penché au trapèze ou au wishbone le haut du mat vibrer au vent dans le ciel, porté par l’élan, ou s’est jeté dans l’air ; qui dans un tube, sur une raide a enchainé des courbes parfaites jusqu’au relâchement du corps dans une sorte de danse ralentie. Se rappeler alors la phrase de Novalis dans les Disciples à Saïs : La nature est cette communauté à laquelle nous introduit notre corps.
Un seuil de porte dans une rue vide. Une marche où s’asseoir. Des conversations et des rires atténués filtrant dans la tombée du jour derrière la haie d’une terrasse. Je mordais un sandwich en me considérant de loin comme une ile invisible, vaguement improbable. Une euphorie légère gagnant la fausse mélancolie que j’avais à me sentir infiniment seul et isolé, oublié des autres, délié de tout. J’aurais pu être le Thésée victorieux du minotaure mais prisonnier du labyrinthe, entendant s’épuiser au-dessus des hauts murs les rumeurs de la ville sans pouvoir nuancer les rires des pleurs, les cris des chants. J’avançais comme j’imaginais qu’avaient dû le faire les premiers explorateurs, à chercher dans l’indéfini et l’étendue une rencontre, un événement, un repli ou un relief de l’espace qui puisse fonder un lieu. Je marchais les pavés, je traversais les rails et dans le tramway encore à travers les vitres sentais glisser sans accroches le décor des périphéries dans la grosse trame d’images publicitaires. Je ne comptais pas les arrêts, n’en guettais pas le nom. L’heure avait lieu.

Il y a cette annonciation de Francesco del Cossa popularisée dans le milieu de l’art par la lecture qu’en fit l’historien Daniel Arasse évoquant notamment l’escargot surdimensionné que le peintre plaça au pied de la composition, comme glissant en dehors de l’image sur le cadre du retable. Typique de ces tableaux à clefs, l’escargot tout à la fois symbolise la Vierge, comme la colonne située au centre symbolise le Christ, mais comme un admoniteur il vient produire un décollement au sein de la fiction, un appel à qui regarde, signifiant qu’il ne s’agit ici pas d’une vérité mais de la représentation de cette vérité. Derrière chaque chose un message est à lire. Lumière crue, découpes brutales, comme cernées et richesse des textures, marbres et plis, l’œuvre est caractéristique de l’école de Ferrare et de son maniérisme déjà Baroque assez peu à mon goût. Mais un autre détail en creux de la scène dans le dégagement du bras faisant l’annonciation et comme surpris là dans le champ de l’histoire : un chien dans la rue, passant seul, comme un chien errant ou comme trois siècles plus tard des artistes se représenteraient, marginaux fabuleux ou clochards célestes dérivant dans la ville. Un miroir tendu à soi-même. Car en dehors de l’histoire, simple témoin de passage, soumis au poids de la vie d’ici et à ses errances on l’est bien toujours un peu soi-même. J’ai d’ailleurs fondé là-dessus une part de mon affection pour les bêtes dont il me semble parfois partager le regard un peu vague sur nos existences et leurs équipements.
J’avançais, étranger aux hommes, dans les interstices de leurs commerces, les intervalles de leurs gestes. Pour un éclat de voix ou un sifflement j’aurais levé la tête, lancé un regard fatigué sans que mon corps interrompe pour autant son mouvement, pareil à un navire dérivant sur son erre.

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