Être prédestiné au labyrinthe

« Être prédestiné au labyrinthe »
F. Nietzsche

« Dans chaque musée, partout autour du monde, on a telle ou telle toile qui fait qu’on reviendrait ici uniquement pour la voir. Ce qui n’empêche pas le goût des grandes expos monographies, mais qu’importe d’avoir à attendre le temps qu’il faut pour revenir à Berlin ou Chicago, ça force à intérioriser, c’est comme les souvenirs des intensités liées à sa propre vie en fait. On les retrouve donc, ces toiles, comme un de ces vieux copains qu’on ne croise pas souvent, et on est tout surpris de la fixité de ce qui s’exprime dans le visage ou la relation même. »
F. Bon

On sait tel tableau ou telle œuvre dans ce musée ou un autre, son image serrée dans un livre rangé dans la bibliothèque, comme l’on sait une phrase, un livre à portée de main dans les fichiers, les onglets, là quelque part sur l’étagère. Parfois pas même une œuvre : un objet seulement ou une image sans auteur. C’est pas forcément très souvent qu’on fait le voyage, le détour, ni qu’on tire le livre et le ramène sous ses yeux pour feuilleter. Parfois seul le geste mental suffit et le regard qui se dirige rêveusement sans qu’on s’en rendre même compte dans les rayonnages. On voit comme ça aux tables des salles d’étude, des bibliothèques, aux terrasses des cafés ou aux arrêts de bus des qui pour regarder en eux, sondeur leur mémoire ou rassembler les éléments volatiles d’une pensée lèvent les yeux au ciel, au plafond, comme pour boire.
Il faut que l’on trouve dans l’art une forme de soutien ou de repère pour s’en assurer comme on tâte les objets du foyer, vérifie la présence d’être proche ou d’un paysage familier auxquels se font nos vies. Je ne sais à quel besoin répondent les pensées qui se portent ainsi subitement ou par un mouvement plus tâtonnant vers le souvenir d’une forme verbale ou visuelle. Qu’est-ce qu’elles appellent ? Quelle présence ou quelle voix elles ont besoin de vérifier. De quoi elles ont besoin de s’assurer ?
Que certains événements discrets ont témoignage, écho, réalité seconde ? Que certaines émotions ont leur cartographie, leurs relevés et qu’ils nous sont alors possiblement des portes ? Des brèches. Que l’on peut baliser notre errance à leurs lueurs ?
Un jour j’attrape un gros catalogue Matisse à la recherche de je ne sais quoi qui ne tient en aucun tableau pris isolément mais que leur proximité, leurs divers horizons, leurs lacunes ou leurs manques mêmes convoquent. Qui n’est pas la somme monstrueuse, la synthèse impossible de leurs phrases, incompossibles, divergentes, souvent contradictoires. Peut-être qui les hante ou se tord dans le désir de l’artiste. Une émotion, un tempérament. Comment caractériser la nature du plaisir que j’y ai trouvé ? Plaisir sensuel des accords de formes et de couleurs, leurs audaces. De l’aventure dont ils témoignent et dont ils me laissent parfois suivre les mouvements. Des possibilités auxquelles ils introduisent, qu’ils manifestent, mettent en œuvre, et par lesquelles ils avivent mon existence ?
Comment se fait-il, et par quel canal, que la simple lisière que font deux surfaces colorées se rencontrant, un peu à la façon de la zone de timidité que font les arbres, la frange accidentée d’un aplat, provoquent une émotion ? Est-ce une projection du corps qui y retrouve, comme dans l’esquisse d’un basculement de plan, une de ces modalités schématiques, premières par lesquelles nous sommes au monde ?
Qu’il n’y a dans ces formes imaginaires de l’art que terriers, frôlements, ciels, bruissements, chaleur et froid, inquiétude ou foyer, goût des baies acides, de la soif ou du sang ? « Des souvenirs d’intensité liés à la propre vie ».
Comment agissent-elles sur moi, ces images que je fais défiler sous mes yeux et par lesquelles s’avancent des œuvres, avec leur histoire, leur mouvement propre, émancipé, leur élan, leurs désirs et leurs limites aussi. Il me semble y voir parfois, comme à travers le chien errant qui traverse à l’arrière-plan l’Annonciation de Francesco del Cossa, une image lisible de ma propre vie, l’objectivation de mes propres désirs et de mes propres empêchements, non pas comme explications ou discours analytique, mais dans leur confusion même ou leur équivoque, leur manifestation obscure et familière, leur geste.
Le plus souvent je ne fais que sonder longuement, par une attention qui n’est pas celle de l’analyse ou du raisonnement, mais une forme de méditation semblable à la rêverie, une imprégnation physique dont il est difficile de rendre compte, une sorte de travail imperceptible étranger à la volonté. Je me souviens qu’au Japon, il est d’usage de se munir d’un coussin pour assister à une représentation de théâtre Kabuki. La pièce à peine commencée, on se pelotonne, ferme les yeux. Dormir, c’est une autre façon d’assister au Kabuki, c’est sans doute la meilleure façon d’écouter et de voir, ai-je lu, une fois.
Ça m’évoque une remarque de Mallarmé, quand au livre : « Attribuons à de songes, avant la lecture, dans un parterre, l’attention que sollicite quelque papillon blanc, celui-ci à la fois partout, nulle part, il s’évanouit ; pas sans qu’un rien d’aigu et d’ingénu, où je réfléchis le sujet, tout à l’heure ait passé et repassé avec insistance, devant l’étonnement. »
Mallarmé que j’ai lu, comme Nietzsche parfois, distraitement, en saisissant dans le rythme, les sonorités, les images quelque chose d’autre que l’intelligible, comme ces formes et ces couleurs, scènes sans légendes, anecdotiques où le « quoi » devient presque transparent, laissant la scène au « comment ».

Image : Van Gogh, autoportrait à l’oreille bandée, 1889.

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