faire des raviolis (politique)

« C’était un cordonnier, sans rien d’particulier
Dans un village dont le nom m’a échappé
Qui faisait des souliers si jolis, si légers
Que nos vies semblaient un peu moins lourdes à porter

Il y mettait du temps, du talent et du cœur
Ainsi passait sa vie au milieu de nos heures
Et loin des beaux discours, des grandes théories
A sa tâche, chaque jour, on pouvait dire de lui
Il changeait la vie »

JJ Goldman

« Tel est le rôle du paysagiste et tel le paysage se multipliera à mesure que les inventions industrielles prendront le dessus ; et c’est pourquoi l’humble artiste qui étudie la forme d’un buisson et le tourbillonnement des atomes de poussière dans un rayon de soleil, qui nous rappelle la fraicheur des matinées dans la campagne et qui nous fait souvenir qu’il y a des étoiles au ciel, me parait jouer dans l’humanité un rôle aussi considérable qu’un sénateur votant un projet de loi ».
Champfleury

« Poésie et résistance m’apparaissent comme les tranchants d’une même lame où l’homme inlassablement affûte sa dignité. »
Jean Senac

On se souvient cette époque ; c’était sur la messagerie instantanée MSN Messenger pour laquelle on s’était créé notre première adresse hotmail. On devait certains soirs y passer des heures, courbé dans la lumière de l’écran à refaire le monde du bout des doigts en imaginant que c’était là pour nous les cafés où se débattait l’art moderne presqu’un siècle plus tôt. C’était peut-être dès le début et simplement je ne connaissais pas, ou ça avait été une fonctionnalité nouvelle que chacun s’était mis à utiliser et comme pour toute nouvelle chose — le temps d’apprivoiser moins l’outil que ses propres réactions ¬— de manière un peu excessive et caricaturale. Je crois même qu’il y avait des statuts prédéfinis : « absent », ou « parti quelques minutes », ou « occupé », « ne pas déranger ». Quelque chose comme ça. De ceux que l’on trouvait en somme un siècle avant et peut-être plus sur les cartons qu’on pendait aux portes des boutiques pour signifier que c’était ouvert ou fermé. Et les indications devenaient si factuelles et précises, impudiques d’une certaine manière, qu’on avait pu voir fleurir des : « fait une sieste », « parti aux toilettes », « en train de faire la cuisine » qui devaient rapidement glisser à la dérision. « En train de manger un cookie ». Et l’ironie permettait en sauvant l’honneur de continuer de publier des statuts les plus insignifiants et prosaïques comme par un désir à la fois de témoigner de la vraie vie et dans un même temps de la mettre en scène. Manifestation des êtres sociaux que nous sommes, il semble qu’il nous faille massivement partager ou afficher publiquement ce que nous faisons ou vivons en privé. Manière de nous en retourner le récit et de lui donner une certaine résonnance par les réactions qu’il suscite comme l’on demande au miroir le matin qui l’on est. Un artiste, Philippe Ramette, avait par dérision, mais c’était avant ça, imaginé une œuvre pour devenir le héros de sa propre vie qui consistait à accompagner ses gestes de musiques de cinéma prévues à cet effet dans un petit baladeur. On a oublié la place et le statut que l’on donnait à toutes ces choses au temps où les réseaux sociaux n’existaient pas encore et même lorsque les nouvelles se donnaient par lettre à un nombre restreint de correspondants et avec des délais qui rendaient les observations les plus anecdotiques périssables si bien que souvent elles restaient tues, s’oubliaient. Dans la confrontation au nombre à laquelle soumettent nos sociétés modernes, accrue par les réseaux de la communication et de l’information du monde médiatique et particulièrement des réseaux sociaux, l’égo entretient ce désir d’exister par une publication régulière semblable à la litanie d’un bonimenteur. Les algorithmes jouent de la chimie, marionnettistes de la dopamine. Le signal importe d’abord plus que son contenu comme l’on se hèle en forêt pour se retrouver. La concurrence provoquant les stratégies que l’on sait, entre surenchère et réactivité à tout, qui évoque les choix éditoriaux des journaux à scandales revendiquant jouer du poids des mots et du choc des photos, chacun force le trait : chaque escapade ou vacance était traduite comme un rêve, chaque plat cuisiné ou mangé relevait du gastronomique, les photos de profils devenaient de plus en plus aguicheuses, les chatons irrésistiblement mignons. L’idyllique alternait avec le tragique, les belles images avec les gros titres. Pourtant, du fait peut-être d’une certaine accélération qui ne rend possible que marginalement la rédaction ou le développement de contenus personnels et symétriquement leur appréhension et saisie, la majorité des publications consiste en des partages de contenus existants selon un emballement qui fera que le plus visible sera le plus partagé et donc plus visible encore avant qu’un autre contenu envahisse à son tour l’espace médiatique et soit si l’on peut dire, dans toutes les bouches. Quelque chose de concentrique semblable à une tornade ou au mouvement de l’eau qui s’évacue dans un siphon parcours et mobilise l’espace médiatique des réseaux sociaux comme celui de la presse. Et puis un événement chasse l’autre. Rares sont les échappées franches, les marginalités opiniâtres, du moins leur écho est moindre.
Ainsi apparait la figure de l’influenceur : celui ou celle qui attrapera en premier un contenu qui sera ensuite largement partagé, devenant l’épicentre du mouvement. Un contenu dont la proxémique veut qu’il ne soit pas trop déraisonnablement singulier ni tout à fait banal mais situé entre deux.
Marginalement, nécessairement, des artistes et créateurs au sens large, gens de l’image et du texte, se saisissent de ces nouveaux espaces pour exploiter à des fins créatives leurs contraintes et possibilités formelles, esthétiques, narratives. Des contre-allées ou chemins buissonniers depuis les débuts se sont faits, revendiquant un désir alternatif vécu parfois comme un engagement. Il s’agissait que ce monde d’Internet qui doublait celui physique et matériel des temps immémoriaux soit aussi nourri de contenus autres que publicitaires, prosaïques, triviaux et disons populaires de cette culture vouée à devenir de masse.
Pourtant, il faut admettre que ces publications anecdotiques quotidiennes ont quelque chose de politique dans le sens qu’elles mettent en partages des contenus tant informationnels, qu’esthétiques, intimes ou polémiques qui agissent collectivement sur nos perceptions et conceptions, bref contribuent à ce que l’on appelle une culture. Une culture de plus en plus mondialisée, métissée, stratifiée en laquelle se rejouent les perpétuelles stratégies du soft power.

Si j’ai été d’abord, dans ma jeunesse, peu politisé, percevant la chose de loin, la considérant longtemps comme un mélange de jeu de stratégie et de théâtre pathétique qui de toute manière se jouait à distance dans des cercles qui m’étaient totalement étrangers et auxquels je n’avais aucune prise (sans recul la situation semblait immuable quelques soient les variations de surface), il m’est apparu progressivement que l’affirmation de mes goûts ne serait-ce qu’esthétiques (ce qui ne relève pas d’une simple cosmétique), passant par l’exposition, c’est-à-dire l’agora, relevait d’un engagement qui participait du politique. Dans la cour de récréation il était déjà possible de mesurer comme la singularité engage : de la façon de s’habiller, parler, intervenir ou pas, jouer au foot ou pas s’induisait une place dans le tissu social. Que ceux-ci soient en partie hérités, fortement déterminés, il me faudra attendre d’entendre parler de Bourdieu, de génétique, de psychanalyse et de sociologie pour le mesurer pleinement. Et d’ailleurs cela ne se fit pas sans quelques réserves quant à notre capacité effective à dénouer sans biais ni approximations fautives les faisceaux d’influence complexes et leurs interactions par lesquels un chemin se faisait jusqu’à nous. Chemin qui me semblait ne pouvoir être entrevu qu’à postériori et par une intelligence omnisciente en même temps qu’insinuée, en un mot : divine.

Tout comme le bio quand il n’est pas un simple argument marketing opportuniste est une éthique, une perspective, un ensemble d’exigences. Il y a tellement de façons de faire corps, de sinuer, de s’engager dans l’existence. Et toutes ces façons induisent des formes, des manières, des styles comme inversement formes, manières et styles trahissent des attitudes. Il y a ce à quoi on tend, ce que l’on refuse et aussi à quoi l’on se refuse. Et avant de dire ce qu’il faut ou faudrait faire, Il y a ce que l’on peut, il y a ce que l’on fait.
Cézanne, ce dandy à l’envers, cultivant son impertinence et qui ne soumet ses toiles au Salon que pour être confirmé dans le fait qu’il est inassimilable à son académisme tiède, qu’il sent trop, qu’il a trop de tempérament, lui pourtant d’une culture raffinée, surjouant le provincial rustre parmi les parisiens jusqu’à choquer ou faire peur, anti-mondain, qui lui fait fuir tout engagement (il s’en est fallu de peu qu’on vienne le cherche en 1870 pour l’incorporer) pour mieux s’immerger dans le travail acharné de peindre, dans la domination de ses passions ne l’est-il pas justement, politique ? Non dans la façon commune d’une prise de parti dans les affaires sociales avec discours, tracs, activisme. Son combat est avant tout personnel. Il lui faut d’abord d’une certaine manière trouver sa place. Ou se trouver, ce qui est tout comme. Et qui n’est pas encore une fois se placer comme s’ingéniera à le faire son ami et ancien condisciple Zola, de toute extraction, qui tient une revanche. Cela tient d’un rapport juste sensible et personnel aux choses, loin de tout dogmatisme et de tout discours, par un empirisme forcené que signera, lapidaire, Beckett par son « rater, rater encore, rater mieux ». « Je vous dois la vérité en peinture » : rien de moins. Et cela avant toute chose, le reste ensuite consistant en équipements, aménagements, élaborations par-dessus cette base, qui ne lui appartiennent pas. A chacun sa part. Et pour cela une vie n’est pas de trop, à s’acharner sur l’os, la tête et le corps pris dans le tube du regard, à ignorer le reste. Si le diable est dans les détails alors, à l’exemple de Giacometti plus tard, trois pommes ou une tête, un arbre suffisent en avançant pas à pas à atteindre l’espace et la sensation et la présence et l’énigme.
Aujourd’hui nous avions envie de raviolis au déjeuner, nous avons préparé la pâte et pendant qu’elle reposait sur le marché nous avons choisi des petites courgettes jaunes, des oignons, des têtes d’ail, des œufs frais, de la ricotta, des tomates séchées. Pendant qu’ils passaient la pâte au laminoir je préparais la farce, c’était beau à voir les raviolis frais farinés. Nous avons pris le temps, pris du soin. C’était simple et bon. Nous avons repoussé la possibilité de la boite, du fastfood, du rapide et facile, de l’industriel. Des détails. La part du colibri. On n’y arrivera pas tous les jours, on fera de notre mieux.

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