Fin du monde et fin de mois.

Pousse ton genou, j’passe la troisième
Ça fait jamais qu’une borne que tu m’aimes
Je sais pas si je veux te connaître plus loin
Arrête de me dire que je vais pas bien
C’est comment qu’on freine
Je voudrais descendre de là
C’est comment qu’on freine
Cascadeur sous Ponce-Pilate
J’cherche un circuit pour que j’m’éclate
L’allume-cigare je peux contrôler
Les vitesses c’est déjà plus calé
C’est comment qu’on freine
Tous ces cosaques me rayent le canon
Je nage dans le goulag je rêve d’évasion
Caractériel je sais pas dire oui
Dans ma pauvre cervelle carton bouilli
C’est comment qu’on freine
Je m’acolyte trop avec moi-même
Je me colle au pare-brise ça me gêne
Ça sent le cramé sous les projos
Regarde où j’en suis je tringle aux rideaux
C’est qu’on freine
Je voudrais descendre de là

(Gainsbourg/Baschung)

De même que l’on observe entre 1780 et 2020 un mouvement historique vers l’égalité tant au niveau du statut, de la propriété, du revenu que du genre et de la race observable dans la plupart des régions et société de la planète (ce qui ne veut pas dire loin s’en faut que l’égalité idéale ait été atteinte), le niveau de vie en occident a globalement augmenté de manière significative au cours de ces 200 dernières années. Tout d’abord en ce qui concerne l’hygiène, la santé, l’accès au soin, à l’eau et à la nourriture, à l’information ou à la culture, la sécurité ; mais aussi dans le domaine du confort et des divertissements.
Ainsi parlera-t-on alors de « progrès » (même si celui-ci, comme la médaille, a toujours un revers). Nous vivons en meilleure santé, plus longtemps et avons accès à des choses impensable du temps seulement de nos grands-parents.
Et nous en sommes tous ou presque bénéficiaires. Tous, nous ne bénéficions pas également de ces progrès, mais seule une minorité de la population en est radicalement éloignée.
Une vie où nous serions à la merci des saisons, dépendant de la chasse et de la cueillette, de la lumière du soleil, limités dans nos déplacements par nos jambes, l’absence de routes sûres, à la merci du brigandage, des bêtes sauvages. Une vie sans répits ni vacances, ni repos, ni commodités, ni contraception, ni médecine moderne et sécurité sociale, liberté de culte ; sans restaurants, supermarchés, frigos, sans eau courante, sans télé ni téléphone ni ordinateur ou tablette, console de jeu, sans voiture ni train et je ne sais encore combien de ces petites choses qui font notre vie courante nous parait inconcevable, à proprement parler invivable. Mais, comment nous vivions avant, nous l’avons oublié ou l’ignorons largement. Que l’on puisse mourir de faim quelque part dans le monde nous révolte légitimement, qu’un enfant meure à la naissance ou dans ses premières années de vie nous est un drame incommensurable et on oublie qu’il y a quatre générations dans nos pays « développés » c’était encore largement répandu.
Tout n’est pas parfait, les inégalités sont encore criantes, la pauvreté (particulièrement dans un pays riche, par contraste) intolérable ; mais on vient de loin.
Et contre l’intuition courante, une étude sociologique a même fait le constat que les foyers les plus modestes sont ceux où l’on trouve le plus d’écrans et équipements hi-fi par habitants, qui sont paradoxalement non pas des produits de première nécessité mais de confort voire de luxe. Assignés consommateurs, pris dans un commerce des désirs, certains contracteront les dépenses liées à la santé et à la nourriture pour acheter des produits technologiques à obsolescence programmée, des vêtements de marque dont ils sont convaincus qu’ils leur sont plus nécessaires encore.
En réalités, avec le progrès technique et le développement de l’industrialisation puis de la consommation de masse, nos désirs, nos exigences ont augmenté. Nous nous sommes glissés assez complaisamment dans le rôle de ces consommateurs sur lesquels le commerce mondial fonde et exerce son empire. Les classes moyennes en Europe aujourd’hui sont plus délicates que l’étaient au XVIIeme siècle les nobles qui se baignaient au mieux une fois par semaine. Entant que « consommateurs », massivement nous nous sommes laissés aller à nos désirs les plus débridés comme si, nous souvenant des millénaires de faim, de peur et de froid, nous faisions le plein de tout ce qu’il était possible de prendre. L’autolimitation étant, apprend-on des recherches actuelles en neurosciences, étrangère à nos instincts profonds. En un mot, on en a profité et on en profite encore. Et cela ne concerne plus uniquement les quelques pourcents les plus riches. On ne sait même plus comment nous en passer. Sans trop nous embarrasser de soucis éthiques ou écologiques, ni du long terme, nous avions deux crédos : liberté et abondance, sournoisement intriqués.
Progrès, modernité ont été et sont encore considérés comme la dynamique portée par l’essor de l’industrie pour dominer la nature et dépasser notre condition première. Un mouvement d’affranchissement et même de réalisation et cela dès le néolithique, l’agriculture, l’élevage et les premières sociétés sédentaires, la division du travail.
Le rêve des classes moyennes : une maison à soi avec son carré de pelouse, une voiture, une télé, de l’électroménager, des divertissements et des vacances en Thaïlande ou à défaut, sur la côte d’Azur, aux Baléares. Au pire, en camping à la Grande Motte.
L’industrie qui est, il faut le rappeler, une invention économique ancestrale en germe dans les premiers artisanats, a accompagné et amplifié dans un contexte libéral la course au progrès que tous appelaient. Économie naturelle, biologique qui se fonde dans un monde de prédation soumis à l’entropie, elle se caractérise par une devise : chercher toujours à maximiser les bénéfices, c’est-à-dire en avoir le plus possible avec le moins possible de dépense. Ainsi le rapace plane et utilise les courants d’air chaud, ainsi l’homme utilise la force motrice animale, développe l’agriculture, standardise son artisanat, l’engage dans la révolution industrielle… va chercher le pain en trottinette électrique.
Bientôt, avec le développement du digital, c’est le fantasme de commander au doigt et à l’œil. Réduire l’effort physique au minimum d’une pression tactile (En oubliant naturellement la chaine dans ses aspects les plus triviaux qui veut que pour que ce mode de vie advienne ici il faut qu’ailleurs des forces, des corps soient mis à contribution dans l’ombre d’un esclavagisme moderne.).
Lorsque les consommateurs risquaient d’être comblés dans leurs besoins et même dans ce supplément qui différencie vivre de survivre, les organes de recherche et développement des entreprises ne tardaient pas à anticiper des besoins que chacun se reconnaitrait finalement avoir en proposant de nouveaux outils dont chacun était disait-on alors une révolution à ne pas manquer. Oui, soit que l’on soit devenus des enfants gâtés, insatiables, soit que nous nous laissions trop facilement convaincre que nos vies devaient être améliorées à coup de crédits et d’accumulations, par les puissances du marketing, de la publicité, la mode, c’est-à-dire du symbolique, nous avons globalement consenti à ce qui était à la fois un gain, un progrès et une forme sournoise de servitude que chaque jour nous nourrissions. Psychologiquement, socialement nous avions finalement besoin chaque jour d’un peu plus ou d’autre chose. Difficile de trouver quelqu’un qui n’ait jamais joué le jeu. Et le plaisir de cet accroissement du confort a encore une fois globalement agit comme un isolant, empêchant opportunément de questionner les chaines de production, l’exploitation des ressources naturelles et de la main d’œuvre humaine. Et quand on nous apprenait finalement les différences de niveau de vie, de développement sur les différents continents, c’était avec le poids d’une fatalité qui ne nous concernait pas vraiment que nous figurions les gens, des enfants cueillir le coton de nos t-shirts, se brûler la peau dans des bains de teinture, coudre des baskets qu’ils ne porteraient jamais. Les mouvements écologiques et sociaux sont soumis à une incroyable inertie.
Chaque ville a ses noms d’inventeurs, d’industriels, de malins ayant eu le nez creux qui ont réussi, on fait fortune. Ils ont laissé ici et là de belles maisons, des marques dont le titre bénéficie aujourd’hui d’un « since 1835 » qui les inscrit au patrimoine. En réalité, il s’agissait rarement de cambriolages ou de casses de banques ; simplement de commerce. Nous y avons tous contribué entant qu’acheteurs ne regardant qu’aux bénéfices, à nos bénéfices pratiques ou affectifs. Et tant que nous en avons bénéficié naturellement, nous n’y avons pas trouvé à redire. Tant que d’une manière ou d’une autre, la planète, confiée à des intermédiaires aux mains sales y pourvoit, tout va pour le mieux dans le meilleur de mondes possibles. On redira aujourd’hui en se faisant livrer un repas à domicile parce qu’il est tard ou qu’il pleut que d’accord c’est pas un super métier, livreur Deliveroo ou Huber, mais c’est au moins un métier.
C’est un exemple que l’on met parfois en œuvre en classe, invitant tous les élèves, assis depuis leur place, à viser avec une boule de papier une corbeille posée devant le tableau, en promettant une bonne note à qui mettrait le premier panier. Ceux qui sont devant, les plus favorisés, s’engagent dans le jeu avec fougue, bien content sans le dire de leur avantage et il n’y a que ceux du fond qui se plaignent de ce qu’alors ils distinguent alors comme la différence entre égalité et équité.
Rare sont ceux qui mettent en critique en raison d’un idéal d’égalité et de justice un système qui leur bénéficie. La conscience écologique patine depuis quarante ou cinquante ans. Parce qu’à l’inquiétude et à la contrainte nous préférons notre pouvoir d’achat. Et il n’est pas vrai que nous n’achetons que raisonnablement et pour nos besoins essentiels. Sinon 50% des articles resteraient en rayon.
Encore une fois, nous avons appelé des objets, adopté des usages, exigé des services, des possibilités. La plupart n’étaient pas des besoins vitaux, essentiels, mais ils nous semblaient étendre nos vies, les servir. Ils nous ont permis de conquérir le temps et dans même geste, l’espace. D’étendre et enrichir notre monde sensible. Aspirateur, micro-ondes, zones commerciales, TGV, avion mettant Madrid à 1H de Lyon, GPS, téléphone puis smartphone bourré d’applications, plateformes commerciales, sites discount, fast-food, brosses à dent électriques, distributeurs de canettes, de barres de chocolat, d’argent, boites mail, réseaux sociaux, wifi, huber, livreurs Deliveroo…
Et on mesure chaque jour les contraintes que cela fait d’utiliser le moins possible sa voiture, de sélectionner les produits locaux, de saison, produits de manière biologique ou raisonnée, de réduire les emballages et les déchets, de préférer l’occasion au neuf, la réparation au remplacement, d’éviter le scrolling sur les réseaux sociaux, les sites de vidéo en ligne…
Nous avons délaissé les fruits et légumes les moins photogéniques, leur préférant ceux que l’agro-industrie se mettait alors à calibrer. Nous avons étendu le principe d’assurance à tous les aspects de nos vies. Et aujourd’hui encore, une boite de conserve déformée pendant le transport, poquée par une chute, quand bien même elle renfermerait de la sauce tomate sera boudée par le consommateur et bien souvent jetée.
Et si je dis « nous », c’est en négligeant sciemment l’étroite classe sociale qui bricole avec ses contradictions à laquelle je fais partie, parce qu’elle n’est ni préservée des efforts, ni pure et en tout état de cause, à l’échelle où l’on se place, numériquement négligeable.
C’est trop facile de pointer toujours du doigt les riches, les bourgeois, les patrons, les grosses boites en oublions que nous les nourrissons et profitons des services ou des biens qu’ils commercialisent. De s’extraire de l’équation à la faveur d’une lecture binaire et manichéenne.
On a peine à imaginer que nos parents ou nos grands parents aient pu se passer de la plupart de ces services, de ces technologies qui nous sont vitaux, se soient montrés moins exigeants, moins difficiles que nous le sommes.
Revers de la médaille, outre cette dépendance, les capitaux et les pouvoirs ont continué de se concentrer, l’attrait du gain a émoussé sérieusement le souci de l’autre, de son bien être comme de sa santé puisqu’il fallait collectivement verser son tribut à cette nouvelle divinité bicéphale de production et de consommation comme jadis on donnait ses bras, ses enfants à la patrie, les ressources se sont érodées, la pollution a augmenté et les interdépendances sont devenues inextricables. Mais la recette marchait : les consommateurs en redemandaient encore, travaillaient, s’endettaient pour rejoindre l’idéal bourgeois que lorgnent tout autant les classes moyennes que défavorisées. Des biens, du confort, des divertissements. Nos sociétés ont accueilli et nourri l’idéologie et la machine capitaliste. Et donc les inégalités sociales qu’elles induisaient. Ça a été est c’est toujours le moteur de leur développement.
Classes moyennes hautes et basses emmènent les enfants à la fête foraine. Les enfants des presque riches et les enfants des presque pauvres lorgnerons les mêmes gadgets en plastique fabriqués en Chine à bas coût et importés par containers. Certains parents sont comme les enfants aimantés par ce qui brille. D’autres, plus critiques, lâchent la bride pour le plaisir des petits et parce que « pour une fois ». Le forain en tirera bénéfice, vendant du rêve avec ses boniments. Les importateurs auront fait leur marge. Les uns, à fort pouvoir d’achat auront fait une dépense négligeable ; les autres auront rogné sur la santé et la qualité des aliments. Tout au bout de la chaine des anonymes remplaçables vouées à des vies de misère extrairont les ressources, se courberont sur une chaine de production 15 heures par jour. Au tir à la carabine de jeunes adultes miseront une semaine de l’argent du foyer pour espérer remporter une console de jeu, un baladeur MP3 ou une mini moto, un sac de contrefaçon. Ce qu’on vient observer une fois par an dans les drogues du bruit et des lumières semble donner une image assez proche du jeu somnambulique que nous jouons quotidiennement.
En occident encore, nous avons vécu à crédit d’un tiers de l’humanité au moins. Si nous pouvions manger des bananes ou des avocats, des sushis et des hamburgers, des épices, du chocolat et du café tout au long de l’année, nous meubler à chaque rentrée chez Ikea de ces meubles jetables, partir en vacances avec Easyjet pour pas cher à l’autre bout du monde, avoir une ou deux voitures par foyer, des téléphones et des ordinateurs, du chauffage en hiver et de la clim en été, rouler en trottinettes électriques, c’était parce que nous étions privilégiés. Lointains bénéficiaires d’une histoire coloniale et capitalistique. Et, nous le savions, nous le disions, si tous les chinois ou tous les indiens, tous les africains se mettaient à consommer comme nous, à bénéficier des mêmes salaires et donc des mêmes protections sociales qu’Europe et États-Unis, il n’y aurait pas assez de bien, pas assez de ressources (certains avaient calculé qu’il faudrait exploiter 6 planètes comme la nôtre), ce serait la catastrophe. Une manière d’avouer à demi-mot que ça arrangeait tout le monde que les pays restent encore un certain temps « en voie » de développement. Qu’il fallait des pauvres pour que nous puissions être aisés.
Aujourd’hui les inégalités géographiques restent criantes, et pourtant le barrage craque. La population mondiale augmente trop, nous continuons de trop consommer et de trop polluer. L’équation révèle ses approximations, nos inconséquences. Notre économie, nos retraites, notre niveau de vie est basé sur le principe de la croissance infinie. C’est une fuite en avant.
Consentirions-nous collectivement à réduire notre consommation, à changer nos comportements, à être décroissants, sobres autant que possible ? A arrêter les virées en week-end, les séries Netflix, le surf sur Youtube ou Instagram ? Et cela sans que ce nous soit imposé ? Non. Nous savons que nous devrions nous passer d’un certain confort, de certaines habitudes mais ça nous est individuellement impossible. Et d’autant que si nous étions seuls à nous contraindre cela n’aurait aucun effet sur le dérèglement que nous abordons. Nous attendons de voir qui fera quoi le premier pour suivre, un peu, éventuellement.
Freud remarque : « Dans la fureur la plus aveugle de la destructivité, nous ne pouvons manquer de reconnaître que la satisfaction de l’instinct s’accompagne d’un degré extraordinairement élevé de jouissance narcissique. »
Le plaisir est plus fort que la raison. Un smicard peut être convaincu qu’il a besoin d’un écran de télé plus plat et plus grand. Un cadre, qu’il a besoin de faire installer des commandes électriques sur ses volets et son portail.
Nous l’entrevoyons alors, si l’on veut éviter la catastrophe, une décision politique ferme et contraignante est nécessaire. Si les lois ont pour but de guider les comportements, d’entraver ceux qui sont collectivement néfastes pour garantir une perpétuation de la vie et de ses conditions essentielles, certaines sont à inventer pour nous contraindre collectivement et pour notre bien à trier nos déchets, réduire notre consommation de biens comme de services, de bande passante, de gaz, carburants ou électricité, et nos déplacements, tout comme la vitesse est limitée sur les routes et le crime puni.
Une telle intrusion avec ses outils de contrôle et éventuellement ses sanctions serait aujourd’hui perçue comme autoritaire et antidémocratique. Il est prévisible qu’elle serait combattue au titre des libertés et par le refus des contraintes et de l’autorité tout comme par celui de perdre le confort acquis et jugé légitime, disons même naturel, comme le fit l’aristocratie à l’époque de la Révolution. Chacun veut pouvoir décider de toutes les parcelles de sa vie individuellement. Parce que l’individu et la subjectivité, l’opinion sont devenues des valeurs cardinales de nos sociétés et parce que nous aurons toujours l’impression que l’effort ne sera pas partagé équitablement. Certains demanderont de se serrer la ceinture quand ils bénéficieront de passe-droit. On a peur d’être les dindons de la farce.
Mais aussi, plus profondément parce que nos sociétés modernes, nos modes de vie sont en réalité fondés sur un pacte tacite entre démocratie et croissance. C’est ce que l’on nous avait promis, ce que l’on s’était promis, ce que l’on attend en tout état de cause de ces vies plus laborieuses qu’on le voudrait. Et que l’inverse est perçu comme une régression, une rupture de contrat.
Un autre problème, c’est que cette mutation d’un monde de la consommation à une monde disons plus sobre mettrait gravement en crise toute la vie économique. Précarisant ou plongeant dans la misère les populations les plus fragiles. On entrevoit un moment problématique entre la mise au rebut de l’ancien système et la mise en place d’un nouveau.
Et que de nombreux secteurs d’activité sont actuellement entièrement dépendants de l’extraction, de l’exploitation d’une main d’œuvre bon marché, d’un recours aux énergies carbonées. Bref, sont à court terme incompatibles avec les exigences éthiques et écologiques que nous prônons aujourd’hui.
Au niveau des états, on imagine bien qu’à court terme, comme dans une course automobile, celui qui freinera le plus tard espèrera gagner la seconde qui le placera sur le podium ou lui permettra de prendre le leadership. Peu sont à faire le parti que ce mode de vie plus sobre sera vecteur de croissance économique. Parce qu’au fond, les vieux étalons demeurent : croissance, développement, accroissement des échanges, de leur vitesse.
Des caricaturistes se moquaient de la politique américaine et de ses interventions militaires au Moyen-Orient en imaginant ce slogan : « plutôt mort qu’en panne d’essence ! ». Il sous-titre parfaitement notre comportement à tous, collectivement dans les pays dits développés en premier lieu mais aussi dans ceux qui sont en voie de développement, comprenant mal quand ils sont pour accéder au confort moderne, alors même que leurs bras et leurs sols ont servi notre niveau de vie et notre consommation, que nous leur fassions des leçons de sobriété nécessaire et d’éco-responsabilité.
Avec ça donc, nous allons droit dans le mur. Par orgueil, aveuglement, mauvaise foi, égoïsme, mais aussi parce que nous somme pris dans un système qui nous dépasse au niveau individuel comme national et à forte inertie. Nous sommes les passagers de la monstrueuse machine que nous avons collectivement nourri et à laquelle nous sommes absurdement attachés. Syndrome de Stockholm d’autant plus pervers que nous avons mangé à la même table. Les plus optimistes pensent que par notre ingéniosité, notre intelligence, de nouvelles technologies, nous infléchirons in extremis la trajectoire. En somme, qu’il n’est pas besoin de changer fondamentalement nos modèles, ni brider nos désirs.
Des étudiants avec lesquels je discutais il y a quelques années de leur perception de la crise écologique et des enjeux environnementaux me répondaient qu’ils ne croyaient pas à la possibilité d’une issue, n’avaient parfois pas l’envie même d’y croire. Si c’était la fin, ils n’avaient qu’à profiter de ce qu’ils pouvaient prendre. Un m’avait dit qu’il se voyait passer la fin du film à manger des tacos en jouant à la console. Tant qu’à faire. Exactement ce que j’avais entendu dans la bouche d’un américain du Texas dans un reportage à propos de l’exploitation problématique du gaz de schiste : tout ce qu’il voyait, lui, balayant les problèmes environnementaux et sanitaires auxquels il ne voulait pas même penser, c’est que son état était assis sur un paquet de dollars et qu’il fallait les prendre maintenant tant que c’était encore possible. En gros, take the money and run – prend l’argent et tire-toi. Pas vraiment, l’expression d’un sursaut…
La plupart de ces arguments, de ces réactions, de ces sentiments sont biaisés et pervers, mais force est de constater qu’ils ont l’inertie lourde.
Reste cette drôle d’équation : que faire de nos désirs d’abondance et de liberté si inextricablement liés et de ces contraintes qui tomberaient toujours verticales du haut vers le bas et dont il nous semblerait que ceux qui les prononceraient du fait de leur position en seraient assez largement épargnés nous obligeant a supporter doublement l’effort comme un adulte surveille en surplomb un enfant faisant sa punition.
Tout cela est si abstrait encore. Bien sûr le climat se dérègle, bien sûr ces maladies qui s’accrochent à nos mouvements pour rejoindre à leur manière cette économie globalisée. Bien sûr ces grands feux, des étés bizarres, des produits en rupture de stock souvent ces derniers temps et ceux qui comme une mauvaise culpabilité passeront les frontières pour venir occuper les recoins des villes, tendre la main, fouiller, tâches d’huile sur les trottoirs ou criant certains jours de mauvais alcool.
Cabrel chantait « Dieu assis sur le rebord du monde et qui pleure d elle voir tel qu’il est ». Je me souviens de Julien Gracq contemplant le paysage qui s’étend depuis ses fenêtres de Saint-Florent et qui perçoit le malaise soucieux qui gagne à regarder un massif d’arbres marqué par une coupe, une bâtisse familière qu’on va démolir : « la Terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd’hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l’assécher, ces nuages les dissoudre. Le moment approche où l’homme n’aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu’un monde entièrement refait de sa main à son idée – et je doute qu’à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son oeuvre, et juger que cette oeuvre était bonne. »
Quels arrangements inventer pour nous-mêmes, pour nos rêves pour ce mélange d’idéalisme et de pragmatisme, de théâtre et de commerces qu’on nomme politique ?

Image : Extrait de L’île aux fleurs (Ilha das flores), Film pamphlet, systématique et grinçant, ce court métrage brésilien réalisé par Jorge Furtado en 1989 dénonce la sous-humanité qu’entraîne l’économie de marché.

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