Foot

Comme j’ai toujours du mal à imaginer m’entendre dire  » on a gagné  » en lâchant toute bride pour aller hurler dans des exhalaisons de sueur et de bière sur celui ou celle qui croisera ma route et secouer les voitures, brandissant des drapeaux, faisant crisser les pneus en poussant le moteur dans les ruelles bondées parce qu’il me semble que ce serait présupposer sur mes talents de footballer et forcer un peu sous le coup de l’enthousiasme et de la désinhibition la subite communauté de cœur. Je suis seulement heureux avec celui ou celle qui est heureux sous réserve que son bonheur ne devienne pas trop envahissant et toujours un peu gêné aussi pour les  » eux  » que le  » nous  » en gloire laisse à leur tristesse en leur imposant sans pudeur ni retenue la jubilation débridée de celui qui, s’associant à la victoire oublie ses propres défaites et fragilités par lesquelles le cercles est plus grand et moins discriminant. Je ne suis pas ce corps en gloire.
En fait, regardant distraitement j’ai apprécié quelques beaux gestes, une partie bien menée d’un camp comme dans l’autre. Oui, un beau match qui fait plaisir à voir comme je pourrais dire d’un concert ou d’un film, d’une exposition. Et je crois que je trouverais tout à fait absurde une série de festivals ou projections cinéma qui opposeraient des pays à la façon des grotesques Eurovisions. Peut-être est-ce que je m’associe mal à ces grands sentiments de virilité, au plaisir de domination, au chauvinisme ou au patriotisme ? Que je m’inquiète de tout communautarisme ? Que je comprends mal la fierté du drapeau ? Passant sur le fait qu’en outre je n’ai aucune affinité avec l’hymne national et tous ces mouvements de masse où les esprits et les corps semblent se soumettre à un élan sans nuance qui ne tolère aucune réserve et aucune dissidence. Pour les manifestations je reprends les mots de Desproges confessant le sentiment qu’au-delà de deux on devient une bande de con. Que l’intelligence se dissout dans le groupe. (Très beau film à ce propos, The we and the I, de Michel Gondry) C’est comme une phase maniaque chez un névrosé. Les grands défilés, les parades dans leur implacable mécanique militaire comme ces paquets de force brute, viscérale, hystérique et instable auraient plutôt tendance à m’effrayer. C’est un raz de marée qui réclame que chacun s’y soumette et vienne le nourrir. J’en vois les regards sans fond. C’est presque une dictature. Toute voix dissonante serait rabattue, dénoncée. Un supporter du camp adverse qui jouerait d’un peu d’ironie ou chanterait sa propre fierté risquerait pour sa vie. Il n’y a en ces instants plus rien d’autre, plus d’autre morale que celle de l’eau qui force la brèche. Cette nuit un homme est mort en se jetant dans une rivière sans fond parce que la liesse et l’alcool lui avaient fait perdre tout discernement. Un autre s’est tué en voiture en percutant un arbre euphorisé par la victoire d’une équipe de foot. Trois enfants ont été fauchés par un motard et quelques autres témoins ou acteurs de l’événement ont terminé dans un état critique. Des pétards ont été lancés dans la foule et sous les fenêtres, des enfants ont pleuré de peur, d’autres ont crié jusque tard quelques chants de supporters, des formules de circonstances, des fusées d’artifice lancées à l’horizontale comme on le fait des armes ont évité par miracle de finir dans les yeux d’un qui aurait été comme on dit au mauvais endroit au mauvais moment. Des bouteilles de bières se sont brisées ici et là à côté de feux de joie qui tordaient les poubelles. Des jardinières ont été piétinées pour que l’un ou l’autre prenne un peu de hauteur. Des voitures ont été vandalisées et des vitrines ont été saccagées offrant l’occasion à quelques pillages. Sur certains boulevards, aucun arrêt de bus n’a été épargné, visés par une sorte de mécanique de destruction s’enfiévrant de son rythme comme on avait vu une fois un spectateur remonter les gradins d’un grand stade éclatant l’un après l’autre chaque siège à la manière d’un jeu de massacre ou d’une course de haies calamiteuse. Cette fois on n’avait pas entendu ironiser sur une équipe de France avec plus de noirs que de blancs (si, un humoriste américain avait salué la victoire d’une équipe africaine), mais on avait chanté la mixité à l’œuvre dans les jeunes générations. La réalité tiendrait-elle face aux belles illusions ? Ceux qui s’étaient sentis solidaires dans la victoire, se gonflant d’un élan moins fraternel que national allaient-ils abandonner leurs mesquineries ordinaires avec le retour du quotidien ? Comme on ne le voyait jamais à l’occasion d’autres compétitions sportives les politiques veillaient depuis les hauteurs de loges confortables comme jadis les empereurs couvraient de leur superbe l’arène où l’on donnait faute de pain et de justice, des jeux. On le savait bien un peu, mais on n’y pensait pas : les grandes compétitions sportives étaient le théâtre d’enjeux géostratégiques et politiques. Le positionnement des équipes nationales, les scores, les points cumulés, l’état du moral des troupes le fait même que tous semblaient pour quelques jours au moins oublier leur misère quotidienne faisait penser à ces jeux de guerre où les généraux disposent sur des cartes horizontales à l’aide de baguettes comme on en voit aux jeux de casino des petites garnisons de soldats de plomb décorés. Je ne sais pas, smartphones compris, combien de caméras, combien d’écrans couvrent et retransmettent ce genre de manifestation. On ne voulait pas penser, là. Pas de grincheux pour pourrir la fête en remettant dans le champ visuel ou dans les oreilles les choses que l’on ne voulait pas voir, ce qu’on ne savait de toute façon pas gérer et les emprisonnements politiques et les migrants et les morts et les vagues de suicide dans la police, dans les hôpitaux et le détricotage social. En fait, dans l’impasse, acculés, une coupe du monde de foot et une équipe victorieuse c’était comme un répit, la main que l’on se passe sur le visage, la clope par laquelle on minute une pause arrachée au boulot sur un bout de trottoir ou adossé au mur des poubelles.
Une finale, une coupe du monde ne me font pas plus d’effet qu’une bonne répartie au cours d’un repas, une pétanque avec des copains quand un vers de Desnos même remémoré dix fois me bouleverse à chaque fois. On dira que ça fait de moi un intello. C’est à peu de frais. Moi je voulais certainement pas piétiner le bonheur de ceux qui n’avaient après tout pas tant d’occasions que ça de se sentir un peu léger, un peu joyeux. Déjà les feux d’artifice la veille me laissaient vaguement circonspect quant à la dépense et la signification qu’il pouvait bien avoir encore au-delà du simple divertissement féérique. Je me sentais encore comme un migrateur poussé par un algorithme à ces mouvements de foule perdant un peu de libre arbitre comme les religions font avec les dogmes. Je m’étais demandé comment pouvaient le vivre ceux qui dormaient là dans des voitures défoncées, sans papiers, migrants qui avaient peut-être pour certains fuit les bombardements et les tirs de mortiers. Et puis j’avais repensé à cette phrase de Senghor :  » Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux (…) je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France.  » Quelque chose en moi m’indiquait un mouvement de dégagement, une rage d’insoumission.

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