hasarder

« La science en voie de se faire à deux aspects. Ce qu’on pourrait appeler science de jour et science de nuit. La science de jour met en jeu des raisonnements qui s’articulent comme des engrenages, des résultats qui ont la force de la certitude. […] La science de nuit, au contraire, erre à l’aveugle. Elle hésite, trébuche, recule, transpire, se réveille en sursaut. Doutant de tout, elle se cherche, s’interroge, se reprend sans cesse. C’est une sorte d’atelier du possible où s’élabore ce qui deviendra le matériau de la science. »
François Jacob (prix Nobel de médecine en 1965)

Sans doute hasard et nécessité entretiennent-ils les mêmes relations que l’intuition et le raisonnement articulé conscient. Le premier emprunte des vois plus obscures, comme souterraines, mais non moins logiques, répondant à des déterminismes, des causalités qui échappent à l’observation, aux radars et aux manettes de la volonté consciente, se révélant plus aptes à nous surprendre, nous étonner, tout en n’en étant pas moins régi par des lois secrètes.
Et si ce qui nous est clair participe de l’habit et même des arguments de notre subjectivité individuelle, c’est-à-dire de notre façon d’être auteurs de notre vie, les opacités du hasard répondent à un désir symétrique et paradoxal de laisser-aller ou de laisser-faire. Une manière de laisser le champ à une part en dehors ou en marge de la volonté et de la conscience et donc de leur autorité qui révèlerait davantage d’un mouvement biologique, d’un épanchement naturel, de plus vaste et de plus lointain que notre seule personne ¬¬¬¬¬- et donc de plus impersonnel.
Si, pour schématiser, la pensée occidentale est caractérisée par la planification c’est-à-dire une manière d’imposer sa volonté à une réalité considérée comme objet (« se rendre maitre et possesseur de la Nature », écrivait Descartes en droite ligne du « tu assujettiras tout ce qui vole au ciel ou rampe sur la terre » de la Genèse) tandis que la pensée orientale est davantage attentive aux circonstances, plus ou moins favorables à tel ou tel dessein, aux relations (que l’on pense à la définition chinoise classique du paysage en regard à celle occidentale), la création que je pratique a quelque chose de chinois. De nombreux peintres l’ont dit : il faut savoir abandonner ce que l’on projetait à la faveur de ce qui advient dans le faire. Ce n’est pas tout à fait lâcher le gouvernail, s’en remettre au hasard ou à une écriture inconsciente totalement débridée, mais, à la manière d’un surfer sculptant la vague, cultiver selon ses propres possibles, ses désirs, ses perspectives la force motrice, le mouvement spécifique de la mer, en une manière de collaboration ou, comme l’écrit le philosophe de la mésologie Augustin Berque, de manière co-agente.
C’est ainsi que je pratique la peinture et même l’écriture, profitant d’un moment favorable pour lâcher le désir et partir à l’aventure. Je préfère à la planification et à la projection d’idées induisant une réalisation fastidieuse le mode empirique des ajustements qui consiste à improviser avec ce que l’on a touché sans savoir exactement à quoi l’on va aboutir. Ce qui est à peu près la définition du bricolage. User du hasard et des errements non pas de manière pure (l’inconscient serait-il dénué d’a priori et de biais culturels ?), comme d’un horizon, mais un moteur à même, à l’exemple des tâches que De Vinci conseille d’utiliser pour exciter l’imagination et dont Victor Hugo tirera les fantasmagories que l’on sait, de fournir une matière sinon première si l’on considère le désir vague qui met à l’œuvre d’abord, au moins seconde et, en tous les cas, fondamentale.

Image : Stephane Mallarmé, Un coup de dé.
texte : contribution à une enquête réalisée pour l’exposition La diagonale du hasard au CIPM à la vieille charité, Marseille (commissaire : Alexandre Mare).

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


1 × = trois