Jason Dodge, linguiste?

C’est depuis l’image de la voute étoilée sans doute qu’est née l’idée, informulée probablement en premier temps, d’un espace ou d’une surface continue que certaines choses, comme le mouvement des astres, du soleil et de la lune le jour, les ponctuations lumineuses des étoiles la nuit, venaient animer. Une surface qui devait s’abstraire du reste des expériences pour instituer un champ, un cadre d’énonciation. Et c’est encore au ciel que les oracles lisaient, interprétant le passage d’un oiseau comme un événement signifiant. Même chose dans les entrailles de bêtes, l’arrangement de bouts de bois au sol, les rêves : on lit à. Un lieu neutralisé, abstrait, isolé, en retrait des complications de l’expérience, s’en préservant un instant pour se donner la possibilité de les percevoir, de les dire. Les grottes comme celles de Pech’Merle ou Lascaux témoignent par endroits de cette volonté de matérialiser des écrans destinés à accueillir des signes, certaines parois ayant été enduites ou poncées préalablement aux interventions graphiques. Le peintre d’icônes, apprête, enduit et ponce jusque à dix fois la planche qui accueillera le signe, un peu comme le chasseur répète dans des cérémonies rituelles la chasse qu’il mènera, l’issue qu’il attend. Le peintre prend sa toile, le compositeur sa portée, le dessinateur passe la main à plat sur la feuille qu’il étend devant lui et inaugure en inspirant l’espace qu’elle lui offre comme on se passe la main sur le visage pour faire table rase et se recomposer, se réinscrire. Ainsi préparait-on les tablettes de cire ou d’argile avant de saisir le stylet. L’écrivain se pose à l’écart, se dispose à assembler une pensée.
L’art qui participe de cette dynamique d’énonciation, de manifestation lui aussi à lieu. Il est soumis à la préexistence d’un espace d’attention. Comme le foie, le ciel, une portion de terre aplanie, le musée ou l’espace sanctifié est un support. Et même un support d’apparition. Le tremblement des herbes hautes se signifie dans le champ de l’attention météorologique. Ou dans le champ de la chasse, ou dans le champ poétique. Une feuillé morte sur le sol d’un musée fait signe. Césure. Evénement. Comme de rentrer dans la lumière sur une scène de théâtre. Peu de choses la distinguent alors d’un tableau ou d’une sculpture. L’attention qu’on lui porte l’isole, elle n’est plus une de ces feuilles anonymes qui jonchent le trottoir à deux pas et qui participaient de l’impression de la rue, elle a voyagé, elle s’est déplacée. Duchamp notait l’incidence d’un tel déplacement de l’ordinaire au symbolique, qualifiait le ténu par le terme d’inframince, (ce qui dans l’ordre de l’expérience était jugé d’ordinaire négligeable pour être retenu, inscrit, énoncé) Allan Kaprow appelait cet art qui n’en serait plus, fondu dans la vie, envisageant le geste le plus ordinaire dans ses potentialités d’abstraction : « Me brosser les dents par exemple quand je suis à peine réveillé, regarder le rythme de mon coude qui se déplace de haut en bas… voici une activité. Mais l’attention transforme ce à quoi on prête attention. Et toutes les choses naturelles ne semblent plus naturelles dès lors qu’on leur porte attention et vice-versa. La conscience transforme le monde ».
C’est à cette démonstration que nous soumet le travail de Jason Dodge. L’ordinaire, le trivial, non sans humour, se voit transfiguré par sa recontextualisation dans l’espace du musée qui joue alors de cadre d’énonciation et se manifeste comme tel. « Ce seraient des objets ordinaires ou triviaux disposés là au sol … ». Le musée, le lieu d’art est comme une phrase introductive. « Il n’y a que des signaux », écrit T.S. Eliot. Des signaux et des suppositions ou des signaux suivis de suppositions. Détritus, poussière, papiers jonchant le sol et jouant ainsi des clichés de l’art contemporain le plus décrié sont ici portés au statut de signes et c’est dès lors une narration qu’ils insinuent devenant les vestiges d’une action, les indices d’une énigme. De quelle action l’espace a-t-il été le théâtre ? Quel sens crypté est ici à reconstruire ? Tout fera signe, jusqu’à une trace lumineuse des plus ténues sur un mur. Artifice. On imagine alors le premier éveil à cette réalité arrachée au monde et dont on use aujourd’hui comme si c’était le monde lui même. On rêve les premières traces et les premiers signes se révélant comme tels en s’inscrivant, ce qui s’ouvrait dès lors de possibilités pour la conscience, la mémoire.
Poser la question d’un sens possible, qui inclus la possibilité du non sens, suspend l’action courante dans laquelle nous sommes d’ordinaires engagés sans le mesurer, le fait de vivre, de se mouvoir, de penser, d’aller ici et là, manger, regarder autour de soi… et nous place sur le plan neutralisé de l’interprétation. Précisément, le signe n’est plus simplement la trace de l’action entrain de se faire, il en est l’existence seconde et donc narrative. Il raconte et tout à la fois il se raconte. C’est ce que peuvent signifier les miroirs situés au début et à la fin de l’exposition, lui donnant une certaine circularité, la circonscrivant à la manière de balises et évoquant le mouvement même de notre pensée qui sera occupée tout le long de la déambulation à s’observer à l’œuvre, à observer la structure du jeu qui la fait jouer, à placer dans le champ de la conscience réflexive ce qui n’en occupe d’ordinaire que les marges. Situés au-dessus des passages, ils renvoient à cette idée de la conscience comme une vue par-dessus sa propre épaule, à ce que les littéraires appellent une focalisation externe, voire omnisciente. D’ailleurs, l’artiste occupe quasi exclusivement le sol du musée, composant ce que l’on pourrait appeler un paysage que l’on considère en baissant le cou. C’est en se retournant un regard par le biais des miroirs encore que nous reviennent les mots de Kaprow : d’abord on se vois agir puis on se regarde et on se regarde se regarder. C’est toute la mécanique du langage qui se déploie. L’aspect a priori déceptif de l’installation et dont on se demande si l’artiste ne joue pas avec par connivence, retournant sur lui-même le cliché et sa critique, ouvre le champ à une appréhension distancée, une profonde méditation sur le langage, les mots et les choses. Déployé sur un tel espace, le dispositif s’épuise un peu et l’attention cède un moment à l’inattention, glisse plus négligemment sur le paysage mis en scène mais s’est insinué un jeu de connivence intellectuelle dont on parvient mal à départir la poétique de l’ironie. C’est ce sentiment ambivalent, ambiguë que m’aura laissé l’installation-performance qui introduit presque l’exposition, deux personnes étant occupées absurdement à remplacer en boucle au plafond à l’aide d’un échafaudage mobile des néons blancs par des néons rouges puis vice-versa. Le processus circulaire, la disproportion de la dépense par rapport à l’effet produit, l’absence d’issue qui en fait une sorte d’illustration modernisée du mythe de Sisyphe laisse ressentir une poésie aberrante. Rêvant le ridicule de la situation on se met en mémoire ces animations lumineuses que l’on trouve aux fêtes foraines, dans certains lieux festifs, dans les décorations de Noël et dont la performance serait la version désautomatisée, artisanale, naïve, laborieuse. Alors on souris au dedans comme à une parodie tout en méditant vaguement sur les rêves et les moyens, l’ambition et le prosaïque, les ratés apparents qui sont d’autres réussites, ailleurs. Ici aussi, le démontage, le ralentissement, la mise à nu des moyens agissent comme un révélateur. Mais ce qui pourrait n’être qu’un désenchantement réinsinue par un autre biais un nouveau décollage que l’on pourrait dire poétique.

2 Commentaires

  1. Lagnier Sylvie

    Bonjour Jeremy,
    Très beau texte. Si je suis d’accord avec bien des aspects de ton analyse, il me semble que la proposition de Jason Dodge est au delà du sol et au delà du langage. J’ai abordé l’exposition à l’IAC en interrogeant son titre et le dispositif proposé. (Behind this machine anyone with a mind who cares can enter). Donc deux points importants : la machine (du premier verre ou miroir utilisé par des artistes comme Van Eyck, à la camera obscura et la lentille à l’appareil photographique) et l’œil. Machine optique, une sorte de colonne vertébrale que nous traversons puis suivons pour nous conduire au cœur de la lumière, de la couleur, de la peinture, de la persistance rétinienne, enfin le cœur où nous sommes à la fois spectateur et sujet. Une fenêtre qui n’ouvre pas sur le monde tel que le peignaient les artistes de la Renaissance, davantage un passage au sein de l’institution qui pourrait bien se refermer derrière nous. Considérer ainsi la trace, la mémoire, ce que nous laissons, même dans son apparente trivialité que le courant d’air repousse dans le coin d’un mur ou qu’un passant foule du pied.

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    • jérémy liron

      Merci. Oui, mes quelques lignes n’épuisent pas le propos de l’exposition, loin s’en faut. Ce terme de machine, moi je l’ai interprété davantage comme une mécanique – je le disais, du langage, de l’appréhension, de ce que fabrique l’institution – ou un mécanisme à l’oeuvre dans les commerces du sens. Mais au fond il me semble que ça se rejoint. Oui, nous-mêmes devenons centraux dans cette expérience, à la fois spectateur et sujet. Ce qui est amusant c’est que c’est une exposition qui a été appréhendée de différentes manières selon les échos que j’ai recueilli.

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