Jeanne de Petriconi, Les formes en leur silence

Tous les objets sont égaux devant la lumière.
Apollinaire

Parlez-moi des formes, j’ai grand besoin d’inquiétude.
Paul Eluard

On y revient toujours avec la même impuissance, constatant la présence auratique de ce qui dans sa proximité même ne finit pas de nous échapper. Le regard se déploie, s’enroule et se détend, bute à l’évidence. Il faut se déplacer, passer la main si on le peut. Accepter sinon que cela demeure au loin, comme ces animaux exotiques aux formes fascinantes que l’on ne connu longtemps que par les gravures que rapportaient les explorateurs du nouveau monde. On rêve d’ailleurs aux atlas, aux herbiers, aux planches didactiques des encyclopédies, à l’inabordable, à la variété, la plasticité des formes dont ils témoignent comme à des nuages, à ces tâches sur les murs que Vinci conseillait d’observer pour stimuler l’imagination. On colle son esprit à ce que l’on n’a pas su inventer, ce que l’on ne pourrait tout à fait soumettre à son monde et qui s’exile alors toujours dans une irréductible et insondable étrangeté. Les sculptures sont là sous les yeux ; et dans un même temps elles sont ailleurs. En amont ou en aval de ce qu’elles manifestent. Dans quelques limbes de l’expérience.

« La nature à lieu, écrit Mallarmé, on n’y changera pas. Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde ».
Des objets ont lieu, et ce sera toujours fascination : quelque chose advient dans l’espace, une forme se tourne sous le regard, se déploie ou se rétracte, s’architecturant dans la lumière. On ne saurait mieux dire que par des ressemblances, c’est-à-dire à côté : graine, bourgeon, gousse, ourlet organique, cabosse, oursin ou méduse ; vie silencieuse comme disent les germains et les anglo-saxons à la place de notre « nature morte » pour évoquer ce qui éclot et se manifeste par son seul volume, en l’absence de gestes et de paroles.
Il est mal aisé de définir ce qui fait écho en nous au contact de ces monades. Confusément, on ressent seulement que cela a trait au corps ou à sa mémoire, à quelque chose de très intime et de primitif. Ces motifs « composent une logique, avec nos fibres », écrit encore Mallarmé. Font naître le souvenir en soi comme eux le manifestent dans leurs formes de leur/notre génération dans le temps, de quelques cellules primitives, organismes primordiaux dont on a la mémoire. On s’étonne un peu, comme Giacometti, que cela tienne dans la concurrence monumentale du vide qui couvre. Que ce ne soit « pas broyé, écrasé » ou fondu dans le tout, mais existe en propre, se distingue, comme du fait d’une « volonté » intime.
Les sculptures de Jeanne de Petriconi travaillent cette présence simple et troublante des volumes dans l’espace. Présence renouvelée en de multiples variations qui pourraient évoquer l’inventaire d’un ouvrage scientifique, les planches végétales de Karl Blossfeldt du biologiste Ernst Haeckel, les cocasses atlas comparatifs que fit fleurir le XIXème siècle avec ses cabinets de curiosité et les plus récents inventaires d’Hilla et Bernd Becher. Quelque chose est au bord de se livrer de « l’ambiguïté de quelques figures belles » qui éveilla les surréalistes aux objets. Sans doute faudrait-il envisager comme une psychologie des formes pour percevoir avec quoi elles entrent en friction, avec quoi elles s’entretiennent en nous d’inconscient, comment elles se dérobent aussi. Dire comment cela épouse certains épanchements intimes et mêle à la manière du thyrse baudelairien la roide autorité de la présence et la sensualité presque fuyante des courbes : « Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour dans une muette adoration? » Oblongues transparences nervurées tels les volumes de l’ensemble « En contre-plongée, la mer » et ses suites récentes, écailles métalliques troublant le contour des « architectomies », les sculptures de Jeanne de Petriconi conjuguent évidence et étrangeté, compacité dense et souplesse. Un peu à la manière du fameux poivron photographié par Weston qui s’immisce incidemment en tête, elles se meuvent dans les territoires de la pensée où le savoir se retire derrière la perception. Le sujet s’efface ou se retrouve transfiguré. Il n’y a plus de différence entre les courbes végétales se renversant dans la lumière, les sables du désert et cette femme dont il photographie l’enchevêtrement des membres sur un seuil. L’érotique corporelle se transfère à tous les objets jouant du concave et du convexe, de l’équation sculpturale du creux et du bombé. On regarde aux dessins de Jeanne de Petriconi comme on laisse le regard dériver à la vitre alors que l’on traverse la ville, caressant les arrangements des architectures, absorbé par leur effet en soi. Peut-être doit-on s’en rendre après toute tentative à cette relation, regarder les formes en leur silence.

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