La conscience? Seconde lettre à PB

 » Demandez donc à un homme qui ne sait rien des définitions des philosophes ni des discussions des esthéticiens, à un homme de tous les jours debout dans un champ : « Qu’est-ce-que l’espace ? ». Le premier moment de stupeur passé il fera un geste. Tout en répondant « je ne sais pas », il étendra les bras et il respirera plus largement. C’est le langage le plus réel, le seul qui énonce une situation. C’est celui de l’homme qui se découvre au milieu du monde et qui s’étonne d’en être le foyer.  »
Maldiney –

C’est le point. Est-on certain que cette conscience que l’on se reconnaît est une spécificité humaine et non pas une marque de notre ignorance, de notre aveuglement, de notre arrogance, de notre anthropocentrisme une fois encore? Pour mieux légitimer notre violence, notre volonté de domination prédatrice, tout comme à une époque dénier aux noirs une âme permettait sans trop d’état d’âme si je puis dire d’en faire l’esclavage, de les tuer à la tâche. Tout comme on trace la pyramide de l’évolution depuis soi tout en haut, sans réaliser ou sans vouloir voir que ce postulat de départ est un peu tendancieux et que nous en définissons nous-mêmes les critères. Tout comme nous persistons à adopter la projection de Mercator avec l’Europe centrale et le reste en périphérie, intégrant son idéologie. Si on découvre chaque jour ou presque des capacités de communication, des stratégies et comportements complexes et organisés chez des espèces que l’on pensait en être dépourvu, si on reconnaît en notre ventre ce que l’on nomme un « deuxième cerveau » qui semble n’être pas moins actif que le premier et dans les bactéries que nous hébergeons une influence concurrentielle à celle de notre patrimoine génétique, peut-être pourrons-nous envisager que ce que nous appelons chez nous conscience n’est qu’une forme particulière, non forcément supérieure, peut-être en certains points déficiente, relative. Qu’elle n’est pas forcément le sommet de la pyramide, la plus légitime ou la plus riche de médiations. Qu’elle était une option.
Certaines cultures reconnaissent aux animaux, aux plantes une conscience, une forme d’intériorité semblable à celle que l’on nomme âme par chez nous. On pourrait en rire, trouver ridicule ou naïves, enfantines ces façons depuis notre position. Mais il nous faut reconnaître que cette considération est vecteur d’harmonie, d’une sagesse, d’un respect pour la vie en général qui font cruellement défaut dans nos contrées où du fait de sa supposée supériorité, l’homme se donne le droit de ne voir dans toute chose que promesses à son usage qu’il peut à loisir exploiter sans autre considération que son confort propre, sa soif de puissance. C’est très récemment je crois que les animaux d’un point de vue juridique sont sorti du champ des éléments mobiliers ou choses pour entrer dans celui des êtres vivants étant susceptibles de souffrir, d’éprouver des sentiments. Alors quelle conscience est la plus aboutie, la plus sage, la plus constructive ? Laquelle apporte le plus?
Philippe Descola, je crois, que je n’ai pas encore eu l’occasion de lire mais dont certaines remarques me sont passées sous les yeux ou dans l’oreille, témoigne de cultures amérindiennes qui à la place de notre dualisme moderne envisagent le cosmos comme animé d’un même régime culturel dont l’humanité n’est qu’un mode d’appréhension à égalité d’autres. Nature et culture n’étant plus face à face mais deux facettes à peine contrastées d’un continuum d’interactions. Chacun étant inféodé à un équilibre global sans que l’homme se croit capable de sortir du jeu à la manière d’un élu. Puérilité orgueilleuse et narcissique que l’idée d’un homme fait à l’image de Dieu, perfection incarnée, élu ! Comme pour ajouter au vertige, Aurélien Barrau et Jean-Luc Nancy, poursuivent : « il n’est plus du tout assuré que nous puissions nous reposer sur une distinction entre « le monde » et « nous », entre quelque chose devant ou autour de nous et nous-mêmes comme « sujets » de cet objet. Peut-être n’y a-t-il plus lieu de parler de nous « dans » le monde comme d’un contenu et d’un contenant, mais devons-nous comprendre l’existence à la fois unique et non unifiée, universelle et multiverselle, de tout ensemble. » Sujet que je maitrise mal, mais les sciences, la physique quantique devraient nous permettre de réviser, de sortir de notre mode de pensée dualiste, dialectique pour intégrer le vertige. De sortir de notre échelle pour embrasser plus grand la réalité.
Me pose la question de cette distinction que l’homme a formé, par laquelle il s’est « humanisé » dit-on, envisageant celle-ci comme un progressif éloignement de « la nature » (notions assez relatives). N’est-elle pas là encore une vue partisane, premièrement, l’homme se réservant dans son récit la plus belle part ? Un des récits possibles. Et n’a-t-elle pas un revers dont l’obscurité borde le champ de notre conscience. Ce sentiment de n’être plus tout à fait connectés intimement au reste des existences terrestres, de s’être en quelque sorte embourgeoisé à leur détriment et finalement à nos propres dépends puisque nous réalisons un peu tard que cette distinction est très relative, que notre sort est lié intimement à celui des autres, à un écosystème. Pour ces amérindiens et bien d’autres peuples vernaculaires, la possibilité même de découper le réel en catégories stables et distinctes est illusoire. Cette distinction orgueilleuse nous désolidarise de ce qui était pourtant une condition commune. N’avons-nous pas aujourd’hui la désagréable sensation de gâcher ce qui nous était donné en pervertissant tout, polluant, déséquilibrant, éradiquant certaines espèces, la diversité féconde. Devenant les orgueilleux acteurs de l’anthropocène, les proies et les prédateurs de notre propre folie (l’occident et toutes les régions industrialisées cumulent un nombre invraisemblable de névroses, cultivent le meurtre et le suicide comme nuls autres, supérieurs en ce point il faut l’avouer aux animaux, aux plantes et sociétés que l’on dit primitives ou non développées). Désagréable sensation d’être finalement le défaut de l’affaire, la cellule cancéreuse, la pathologie comme la décrit il me semble Canguilhem dans le normal et le pathologique : le développement de l’homme nuit au développement de l’homme (et de la vie en général : notre mode de vie nuit à la vie, la notre y compris). J’en suis parfois à ce point, retournant contre le langage, la pensée cartésienne ses propres armes avec ce paradoxe d’user pour le faire des moyens que j’entends dénoncer. Je constate comme nous sommes pris dans le langage, dépendant de son « faire récit ». Me questionne avec naïveté et en vain sur ses abords, les souplesses que l’on pourrait lui réclamer, les zones où il se tient en marge, qu’il ne pénètre pas (s’il en est). C’est que nous sommes à un terme de quelque chose et comme à une impasse, ne nous reconnaissant plus dans ce que nous sommes, dans ce que le vieux monde a fait de nous, à la fois désireux, mais sans oser ou sans en trouver les moyens, de le réformer. Pris dans une forme de reconduction tacite, rassurante en un sens, qui nous désespère. Et si d’autres récits sont possibles, d’autres façons d’être au monde, cela interpelle également le langage, les modes de connaissance. C’est ce qui travaille sans doute ce que l’on appelle la poésie, la langue poétique dans sa volonté de s’affranchir de la grammaire, de la syntaxe courante pour envisager un métissage susceptible de déblayer le champ perceptif, expressif, de mettre à jour d’autres façons, inquiétant, comme le dit quelque part Bonnefoy, la pensée conceptuelle. Tentant de réinscrire dans l’expression l’infini qui traverse toute chose et qui les rend inachevables, qui fait que l’on y revienne sans cesse, que rien ne soit tout à fait dénoué, fixé, déterminé. Rendre sa place au mouvement, à la dynamique en sortant de nos habitudes de figer, découper, poser, tout transformer en objet.

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