la sensation par les yeux, Marc Desgrandchamps

« De tout, il restera trois choses : la certitude que tout était en train de commencer, la certitude qu’il fallait continuer, la certitude que cela serait interrompu avant que d’être terminé. »
F. Pessoa

« Le soleil rendait tout moderne ».
J. Berger

Il faut que nos vies soient singulièrement imaginaires pour que par le seul canal de nos yeux des sensations traversent et émeuvent le corps. Pour qu’une image des plus fruste parfois nous attendrisse ou nous cambre en éveillant dans la chair la sensation d’une odeur, d’un contact, d’une imperceptible vibration de l’air.
Kant voyait dans le sentiment du sublime qui l’étreignait à contempler le paysage accidenté et hors d’échelle de hautes montagnes la manifestation intériorisée de ce qui nous dépasse et la mêlée de terreur et de fascination esthétique qui l’engendre.
Je me souviens d’une étude sur quelques traces d’iconoclasme préhistorique mettant en évidence comme les monstres, les prédateurs hypertrophiés gravés ou peints dans une série d’abris sous roche d’Afrique du Nord qui étaient marqués de détérioration étaient systématiquement altérés par une lapidation des membres et de la tête. Qu’ainsi, il s’agissait moins d’effacer la chose que de la maîtriser symboliquement, réalité et imaginaire se mêlant en un geste dans la projection d’une pierre sur une image. C’est que la chose réelle et sa représentation activent les mêmes régions cérébrales, les mêmes signaux d’alerte.
Ainsi, les grandes figures estivales que peignit Picasso dans les années 30, quelque soit la taille des reproductions que je peux regarder appellent en moi une sensation d’espace, de douceur et de suspend du temps, une douce mélancolie. A les regarder, je me sens respirer plus largement, exactement comme si j’étais moi-même sur une de ces plages à la mi saison, jouissant d’une brise iodée et de congés. Tout le champ lexical des vacances méditerranéennes, cabanes et douches de plages, parasols, ondines en maillot, bruit lancinant des vagues, tendresse salée ou flirt, leur écho dans les toiles de Cremonini et les photographies de Claude Nori font en moi leur paysage. Quelque chose s’attendri en moi dans la fréquentation de cette figure pâle tirant une épine de son pied accrochée au musée des Beaux Arts de Lyon. En ce geste antique et ordinaire le monde alors se courbe sur un cercle étroit, une attention intime. Le tumulte est étouffé. Et si « le canon de l’actualité » tonne sur les remparts, celui que sa sensibilité rêveuse met à l’écart peut en imagination couper une flûte où nouer sa joie selon divers motifs, comme l’écrit Mallarmé, « se percevoir, simple, infiniment sur la terre ».
Ce sont à des sensations semblables qu’introduisent la plupart des tableaux de Marc Desgrandchamps ; qu’il s’agisse d’un jardin, de plages, d’une aire de loisirs au bord d’un lac, d’un parc, de montages, de sites touristiques et même de certains sujets plus urbains. Quelque chose s’y joue du panorama, de ce regard large sur les choses qui permet un retrait au monde. Et quelque détachement de flâneur presque baudelairien. Je me sens comme ce voyageur que peignit Friedrich au sommet d’une montagne ou Pétrarque en haut du Mont Ventoux comme au sommet de sa vie, assez dégagé des choses courantes pour se rasséréner et tutoyer des pensées pures ; de celles qui cheminent à part le langage verbal pour s’épanouir dans une vague synesthésie. Ré-oxygéné.
Il n’y a qu’à se tenir là, chose parmi les choses, goûter leur présence hystérisée par le midi, leur chevauchement dans l’espace de la vue à la manière de cet étrange et fascinant film de Zbignew Rybczynski, Tango, leur pesée dans l’âme. A les considérer longuement, avec l’insistance aigüe dont est capable un être sans mot qui vous dévisage vous les verriez exploser soudain et exploser en écho depuis leur immobilité même. Infiniment, comme sur les nappes de Pink Floyd la maison et son contenu dans le fameux plan final du Zabriskie point d’Antonioni ne semblent plus capables de retenir une sorte d’entropie latente fondamentale, le fantasme se retournant contre une réalité mise à nu comme fiction. Mais le tableau vous rappelle, immobile comme avant, continuant d’étirer son temps propre à proportion du feuilletage qui vous requiert, comme un aveu de la conscience, incapable tel certains requins de rester immobile sans s’asphyxier. C’est la fonction des références, des souvenirs que de nourrir la pensée dans le cercle qu’elle trace autour des opacités, des résistances du réel. Combien d’instantanés, de figures auratiques décrochées à la séquence d’un film, de figures hybridées par les lectures et les hallucinations des collages involontaires comme la figure de Gradiva dans le récit de Jansen ou l’Aurélia de Nerval. Il faut que le regard décille, revienne à ce qui, malgré les suggestions, une évanescence relative de certaines silhouette, l’indétermination ou l’équivoque de quelques morceaux accuse une visibilité singulière, presque crue, presque obscène (pensée soudain vers Bergman, aveu d’impuissance encore, sorte de fuite). Et malgré la différence de tons ou de tempérament, Mario Sironi et surtout Giorgio Di Chirico suggèrent alors le mot de métaphysique pour la façon étrange parce que nue qu’ont les corps et les objets, les éléments significatifs du paysage (tronc, chaise, nuages…) de s’avancer dans la scène, de poindre, d’hérisser le champ perceptif. Un précipité ou une réduction au sens phénoménologique du terme faisant de chaque objet d’ordinaire fondu dans le balayage de la vue une sorte d’écueil, de punctum barthien venant exciter le regard, ne donnant encore une fois à la pensée aucune intrigue à déplier, aucune histoire édifiante, aucun propos à lire, aucune ligne, mais comme une constellation de signes — de ceux dont le cinéaste Manoel de Oliveira disait qu’il aimait leur façon de baigner dans leur absence d’explication. C’est ainsi encore que se manifeste l’excédence du visible : comme une sorte de rémanence dans le champ du lisible ramenant perpétuellement l’attention à lui. C’est une silhouette qui s’ajuste dans des repentirs accusés, la matière picturale qui s’accuse dans la coulure, dans une certaine décomplexion ou désinvolture du geste laissant partout sa trace dans la trace de l’outil, le travail de montée de l’image, pour ne pas dire de montage partout visible. C’est la gamme restreinte des couleurs, minimale à sa façon comme la phrase musicale d’Erik Satie. Et cette nudité presque vertigineuse, fragile et touchante qui traverse les Gymnopédies qui, quand elle retourne son regard sur elle-même, au seuil de la dépersonnalisation se teint d’une légère ironie malgré elle.
Il m’a été donné de ressentir des choses semblables, puisque tout est affaire d’échos, à considérer accroupi dans l’été sur un chemin de terre une plante perçant de buissons raz dans une expression élégante et volontaire, très tactile, une volonté farouche de conquérir l’espace et de boire la lumière en laquelle je pouvais lire la condition des vivants que chacun sous une forme, sous des modalités singulières nous partagions. Des insectes moucheronnaient dans la lumière. Je méditais le temps, je méditais l’espace. Ils étaient la matière de la plante, l’origine de sa grâce. Elle m’y donnait accès, m’y introduisait silencieusement. Comme les toiles de Desgrandchamps ouvrent à quelque chose d’un rêve antique et grec traversé par la rumeur du temps, semblable à une madeleine près d’une tasse de thé, à un pavé disjoint, au changement rythmique d’un motif désaccordé au seuil d’une maison, à certaines plages de l’enfance. A une saison.
Là, dans une éternité de fin du monde se mêlent des images égarées et dans une passante une vénus antique à le cheville légère, le corps en gloire d’un Maillol ou d’un Bourdelle, une histoire de cinéma comme en a monté Godard, celle anonyme qui sur une planche d’Edward Muybridge confond la démarche scientifique à une forme d’érotisme.

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