l’art et le contemporain

Article écrit à la hâte et en réaction à diverses publications ou articles rhétoriques qui me sont passés sous les yeux.Il faudrait fouiller, faire un vrai travail, ni partisan ni à charge, mais qui le ferait?

Puisqu’il faut bien couper les cheveux en quatre et même davantage et que tout cela est plus compliqué qu’une querelle des anciens et des modernes, de l’art contemporain contre l’art tout court. Et que même opposer productions subventionnées et autres autofinancées, médiatisées ou non c’est pas dire grand chose. Permettez-moi d’abord de n’être d’aucun bord. Historiquement, je suis de ces artistes dits contemporains ou de cet art actuel qui se déplace avec la succession des années même si on sent bien que le terme pose problème tout comme celui de moderne ou celui de romantique qui devait en être un temps synonyme. Comme « romantique », qui sous la plume d’un Baudelaire signifiait moderne et qui aujourd’hui renvoi tout autant à une période, un corpus qu’a une attitude ou un penchant, contemporain renvoi également à un certain nombre de pratiques jugées typiques de la seconde moitié du XXème siècle comme la performance et autres actions, les installations dans leur grande variété, les arts technologiques liés aux différentes possibilités de l’électronique et du numérique. Ainsi, le contemporain s’étale aujourd’hui sur deux générations au moins et à travers un grand nombre d’apparences. La notion de temps évacuée, on ne retient généralement que le critère de formes et d’attitudes lesquelles dessinent un paradigme, un ensemble de rapports particulier formant comme un monde – un monde de l’art contemporain. Ainsi, voit-on opposés souvent les garants d’une tradition ou d’une éthique pratiquant généralement la peinture et ces autres inconséquents, fumistes, dégénérés, vendus et voleurs pratiquant d’indescriptibles formes mal cernables. Comme si l’un sauvait de l’autre. Outre le fait que performance et installations in situ sont sans doute les formes les plus primitives de l’art auxquelles le tableau peint s’est ajouté tardivement, et donc finalement peu représentatives d’une rupture contemporaine, il faut dire aussi que la linéarité successive et compartimentée construite rétrospectivement par les historiens est une fiction grossière. Tout est bien plus feuilleté, mêlé. Elle s’est construite par l’archive et la lecture de ces archives, c’est-à dire de manière politique par la sélection et l’interprétation des productions culturelles tirées de leur contexte. Il ne s’agit pas de réel mais de ce que l’on s’en raconte. On en mesure l’effet et les fonctionnements en temps réel par la mondialisation, la colonisation culturelle, mais cela ne date pas d’hier. Avant la naissance de l’écriture sans doute, les conflits ethniques, les guerres et les conquêtes se doublaient d’un asservissement d’une partie des vaincus et de leur acculturation. Il fallait mettre à terre les dieux autres en même temps que les chefs, imposer une nouvelle langue, un nouveau culte. On prenait même les femmes pour détourner le sang. La culture, avec le culte a toujours été un des plus efficaces instruments du pouvoir. L’histoire que dessine la Renaissance italienne, ce que l’on assimile assez généralement au grand art, est une guerre de pouvoir, une lutte politique. On pourrait développer, analyser comme Foucault l’a fait les mécanismes à l’œuvre. On pourrait également à l’échelle sociale analyser comme Marx ou Bourdieu les distinctions opérant pour chaque classe et comment chaque champ ou patrimoine culturel est déterminant, discriminant et indique ou implique un positionnement. Il y a toujours une culture dominante détenue par les puissants qui entre en jeu dans la distinction. Il y a toujours des cultures populaires jouant en périphérie ou consommées par la culture dominante officielle. Par culture officielle il faut entendre culture d’office, culture efficiente, fonctionnelle. Car la culture n’est pas un simple milieu dans lequel on baigne, elle est un instrument d’unification, elle est ce qui domine une société. Il y a une prétention dans le terme contemporain à ce qu’une partie de la production artistique, du fait de sa validation par la culture dominante soit constituante, ou même représentative ou représentante de l’ici et maintenant. Et par un glissement qui va de la notion de temps à celle de forme, l’art dit contemporain s’impose comme le seul légitime. Là encore, il s’agit d’outils de distinction et de leur légitimation, de l’utilisation de certaines formes de l’art actuel à des fins de domination symbolique. Et il faudrait distinguer encore dans les choix de certaines formes à la faveur d’autres quelque chose qui serait de l’ordre du positionnement stratégique, du marketing. Les mécanismes de distinction jouant à plusieurs niveaux encore au sein d’ensemble repérés. Lorsque l’on a les capacités, les moyens ou l’occasion de réaliser comme l’on est agit à la fois collectivement et intimement par la culture on se retrouve, inconsciemment parfois, à étendre son champ, à faire des pas de côté sans jamais vraiment en sortir, la contre-culture étant déjà un des éléments de la culture. L’histoire de l’art est faite de ces importations successives, influences extra européennes, populaires, dessins d’enfants ou d’aliénés, art brut, design et autres formes a priori non artistiques ont continuellement nourri la bête. La culture, c’est l’ensemble des données qui nous parviennent et nous déterminent. Une question d’atouts et de comment s’oriente le jeu, en somme. Si on en revient au champ contemporain, on ne peut que remarquer comme il intègre tout ce qui est à sa portée tant en terme d’influences, de cultures, de formes et de manières. C’est même peut-être ce qui le défini le mieux. L’art contemporain s’est formé sur les ruines des illusions de l’avant-garde. Ruines qui sont aussi celles de l’idéal de progrès, de la vieille Europe. L’art contemporain est peut-être la manifestation au sein des productions culturelles de l’indétermination, de l’absurde, du relativisme. Qui peut dire qu’est-ce que le bien peint, le beau aujourd’hui ? Bien sûr, comme l’inconscient qui dès qu’il est repéré et nommé réintègre le champ de la conscience, les écarts, les pas de côté, les audaces rejoignent la normalité. On a presque dans la main un tableau de Mendeleïev de l’art : chaque geste est intégré au champ des possibles et quelques cases sont même déjà réservées à ce qui pourrait encore s’avancer sur la scène. Ces productions, immédiatement s’en vont rejoindre le grand visage composite de la culture et deviendront de facto les instruments politiques et sociaux. La qualité, l’humanisme des œuvres en question étant tout-à-fait secondaire dans ce jeu là. Tout gouvernement sera réactionnaire ou progressiste, conservateur ou réformateur selon la perspective de notre regard, mais ce n’est qu’un sophisme, un artifice, il suffit que l’on se penche sur un objet pour changer le jeu général, de fixer un astre pour agir sur la musique des sphères.
Nous là qui sommes les produits de nous-mêmes, nous créons depuis l’expérience que nous faisons du monde des objets, des pensées qui ont plusieurs usages, plusieurs réalités.
Qu’ils soient plébiscités par l’institution, c’est-à-dire le pouvoir politique en place, n’en fait pas intrinsèquement ou intentionnellement des instruments de ce pouvoir et qu’ils soient des manifestations de ce politique n’en fait pas nécessairement des œuvres mauvaises, des œuvres qui ne disent pas le monde ou l’homme. Dans ce jeu là, il n’y a aucune raison d’opposer une vierge de quattrocento à une installation vidéo déployée sur tout un étage d’un grand musée. L’un comme l’autre sont au service d’un ego, d’un idéal, de la quête d’un statut social ou d’une manifestation culturelle, l’un comme l’autre servent des intérêts périphériques, un prince ou une religion, une région, un pays, un commissaire, une institution ou une politique culturelle. L’un comme l’autre agissent sur commande à plusieurs niveaux, même si celles-ci ne se manifestent pas de la même manière, même si certaines injonctions ne sont ni verbalisées ni conscientes. L’un comme l’autre courent le risque d’être mauvais comme celui d’être sublimes, d’êtres voués à s’éteindre avec leur temps ou à lui subsister.
En terme de marché comme en d’autres domaines, l’instinct grégaire l’emporte. Les raisons sont diverses. Besoin de se rassurer dans ses goûts, dans ses investissements, conformisme, effets de la pression médiatique… Que les tableaux de Picasso ou Van Gogh soient surcotés n’enlève rien à leurs qualités. Certains artistes surnagent par mérite, hasard ou entregent. Le peuple a rarement les goûts les plus raffinés, les moyens ne lui sont généralement pas donnés d’y travailler. Ce sont quelques bourgeois témoignant d’une certaine indépendance de pensée, quelques non conformistes qui ont permis l’impressionnisme, l’art moderne comme avant eux les princes, les grands marchands et notables avaient permis que la modernité florentine atteigne les développements qu’on lui connaît. En contrepartie, des originaux, dans leur dénuement et avec leurs moyens propres ont enfanté dans l’ombre d’œuvres poignantes et singulières qui n’auront souvent conquis les amateurs, avant un public plus vaste, qu’après leur mort.
Il en découle que je me nourri tout autant d’œuvres très conceptuelles à la beauté froide que de bricolages populaires, de choses qui s’adressent presque exclusivement au sens comme d’autres qu’il faut lire ou décrypter. Il n’y a pas d’opposition entre un petit tableau anonyme apprécié aux puces et telle proposition spectaculaire qui défie la chronique. Il y a seulement ce que je peux ou ce que je décide d’en faire pour moi. Qu’il y ait des propositions plus divertissantes que profondes n’est pas un apanage de l’époque, des choses plus ou moins convenues ou usées. Qu’il y ait par-dessus des jeux d’argent, de pouvoir, des ambitions diverses n’est pas un signe distinctif du contemporain. Que l’on parle plutôt de consommation, de capitalisme et que l’on se dise que les artistes que l’on aurait voulu croire agir en marge ou dans l’indépendance n’en sont finalement pas épargnés et en tirent même profit parfois, cela serait plus juste. Que l’on cesse de dire que les meilleurs sont toujours dans l’ombre, c’est un snobisme symétrique à celui qu’il condamne. Que l’on cesse d’opposer de manière si caricaturale la peinture dans sa tradition et l’art contemporain – combien d’artistes contemporains sont des peintres ? Combien de tableaux pouvait-on voir à la dernière FIAC ? Combien de dessins ?
Le bloc art contemporain n’existe pas, son uniformité est une fiction, une absurdité, une mauvaise foi. Que l’on dise alors « cette partie de l’art contemporain qui est surmédiatisée » et encore, que quelqu’un parle de vous n’a jamais été un critère. Mais bien sûr, les louanges attirent les louanges et parfois sans raison – parfois avec. Un nom emporte avec lui dans une sorte d’appel d’air toutes les oeuvres qui lui sont associées quand bien même le nom ne se serait fait par trois d’entre elles, c’est le pouvoir symbolique qui joue.
Prenons une de ces provocation, un de ces morceaux de poil à gratter qui connait une semaine d’éclat dans la presse, quelle que soit la pertinence du propos, certains s’en offusquent, c’est-à-dire qu’ils réagissent et donc considèrent le geste dans son impact public (un peu à la manière des iconoclastes), les autres ne tiquent pas, habitués, convenant de la possibilité de ça (les iconophiles). Quelle que soit l’issue du procès, le geste se maintient dans cet espace de tiraillements et de conflit, il acquière sa légitimité contemporaine. S’il n’a pas toujours provoqué d’émotion, il a mobilisé de la pensée, ce qui n’est pas si mal.

2 Commentaires

  1. Gilles Chambon

    L’art contemporain, que l’on peut aussi nommer Duchampien, a séduit aussi bien les médias spécialisés que les critiques d’art et les riches collectionneurs, parce qu’il est né dans une période où dominait un imaginaire révolutionnaire, qui se plaisait à renverser les anciennes valeurs dites bourgeoises. Le problème, c’est que sortant du domaine du sensible, sans pour autant chercher une réelle justification rationnelle, il reste du domaine de l’idéologie et du coup de force médiatique. Il a pris le pouvoir, et n’a aucun problème pour servir tant la distinction sociale (je comprends ce que la classe moyenne ne comprend pas), que les marchés financiers (pour lesquels la valeur symbolique immédiate seule compte). Mais l’erreur est sans doute de croire que poésie et beauté ne s’appliquent qu’aux œuvres antérieures, et n’ont plus voix au chapitre dans l’expression artistique savante d’aujourd’hui. Je conseille d’écouter la conférence de Jérôme Ducros faite en 2011 au Collège de France, elle rend – pour moi en tout cas – les choses très claires (https://www.youtube.com/watch?t=13&v=Yot1zZAUOZ4).

    On peut cependant se demander, s’il est vrai qu’il existe un besoin de sens poétique et de beauté chez la masse des gens (disons des gens instruits et cultivés), pourquoi l’art contemporain n’est-il pas battu en brèche, depuis soixante ans qu’il capte l’argent de l’état et celui des collectionneurs. On peut croire que cela tient au contrôle impitoyable exercé par les institutions culturelles et par les critiques et enseignants qui assurent la reproduction de son système de valeurs, refusant tout intérêt à d’autres formes art. Mais, si on peut effectivement attribuer une part de responsabilité au clan qui détient le pouvoir et ne veut le céder, le problème principal, à mon sens, vient plutôt de la faiblesse et de l’extrême confusion des expressions artistiques non affiliées à l’AC. Pour renouer avec un art disons plus humaniste, et plus en accord avec une sorte de poésie intemporelle, il faut une cohérence et une force des propositions, capable de résister aux critiques, de quelque côté qu’elles viennent. La beauté et la poésie comme valeurs universelles, nuancées selon les cultures, doivent retrouver leur pouvoir hiérarchisant, mais aussi les démarches artistique doivent avoir un sens par rapport aux problématiques générales de la pensée contemporaine. On ne sortira des absurdités de l’art contemporain que par le haut.

    Réponse
    • jérémy liron

      Merci pour la lecture et pour cette longue contribution au débat. Une première chose me froisse en introduction, c’est cette assimilation de l’art contemporain à Marcel Duchamp. Duchamp est multiple, ambigüe, contradictoire, facétieux; il y a celui qui envoie un urinoir en guise de fontaine mais qui signe avec un jeu de mot et date, il y a celui du grand verre, celui des rotoreliefs, celui des boites en valises… Il y a à la fois du jeu, du détournement, de la transfiguration, de l’humour, de la sensibilité et même de la poésie chez Duchamp. Et l’art contemporain dans sa diversité se laisse difficilement circonscrire, il se nourri autant de Duchamp que de Giotto, de sculpture antique que d’Eugène Atget. (vaste question)
      Le problème effectivement c’est souvent d’opposer l’ancien (c’était mieux avant) au contemporain, comme si la peinture renaissante n’était que peinture qui représente des petites histoires reconnaissables. C’est pas lui faire justice.
      Je crois qu’un partie de l’art contemporain, la plus spectaculaire, celle qui relève du plaisir, de la distraction, de l’étonnement, des effets est très populaire. Il ne me semble pas que ce soit la plus fine et la plus nourrissante. Et symétriquement, il m’arrive de voir des tableaux de peintres hostiles à l’art contemporain ou réactionnaires qui témoignent d’un égo et d’une prétention disproportionnés par rapport à ce qu’ils atteignent concrètement.

      Réponse

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


huit × 7 =