le cri de la chauve-souris

Me relisant, j’ai pu constater que j’employais constamment dans mes textes l’expression « il semble ». Ou usait de tournures que je dirais « pendulaires », s’ajustant de propositions nuancées, d’alternatives : « ou…, ou…». Bref, que je n’énonçais jamais que sur la pointe des pieds, tout à fait incertain, ou envisageant en permanence que l’énoncé était susceptible de se retourner sur lui-même, d’être contredit par une formulation ultérieure ou encore maintenu dans un état de relativité, suspendu par sa cohabitation avec une hypothèse inverse semblant tout aussi valide. Ce vocabulaire, ces formules trahissent une réticence à affirmer une vérité franche, définitive ou universelle. Une difficulté à énoncer quoi que ce soit de sûr, se rendant à l’évidence que tout au fond nous échappe. Quoi qu’on cherche parfois à se faire croire. Du fait qu’une incapacité personnelle, une insuffisance, mais plus encore d’un sentiment caractérisant sans doute l’époque et dépassant tout en l’incluant ma propre personne. Une situation désenchantée pourrait-on dire en retournant sur les Lumières l’appréciation qu’elles avaient d’un monde qui se passait d’elles. Car le positivisme, le dégagement dont elles témoignaient et qui avaient pour effet d’extraire l’homme de croyances obscures, d’approximations de jugement, d’une confusion où il se terrait se sont tournés eux-mêmes en croyances. Croyance d’en avoir sorti désormais, d’avoir rejoint la voie royale, d’être désormais capable de voir clair et d’agir en fonction.
Réaction peut-être d’une génération déçue par les trahisons idéologiques, la corruption des élans : nous avons derrière-nous un champ de ruines et des tremblements qui fissurent encore les habitations que nous tentons de ravaler et par-devant un brouillard peu prometteur qui semble n’en être que le prolongement chaotique et poussif.
En vérité c’est la manifestation d’un effondrement plus grave, d’une rupture plus profonde, d’une délégitimation et de ce qui s’énonce et du cadre dans lequel cela s’énonce, l’un conditionnant ou déterminant l’autre. Notez : tout ce qui vous a été appris, les perspectives qui vous ont été données, votre vocabulaire, votre façon d’être au monde, percevoir, ressentir, penser est frappé de fausseté, perd du moins sa nécessité pour s’affirmer comme un jeu d’esquives, la manifestation de peurs, d’angoisses, d’incapacités, d’insuffisances ; un détournement. Des jeux de pouvoirs, d’auto-persuasion. Il vous apparaît sans cesse que rien n’était comme il semblait, comme on disait que c’était. Que les intentions se mentaient sur leurs propres motivations. Que les outils, s’esquivant derrière leur évidente légitimité faisaient de l’abus de pouvoir. Tous les choix, toutes les options, toutes les perspectives que vous avez pesées, envisagées l’ont étés sur des bases qui se sont effondrées, défaussées, révélées partisanes. Prenez les cartes qui sur les murs des classes vous intimaient incidemment au long de vos rêveries ennuyées à vous sentir au centre du monde, ces mots qui infiltraient une certaine condescendance ou méfiance vis à vis des étranges étrangers (un peu con cons les chinois dont on ne comprend rien –c’est littéralement du chinois – et sans doute un peu myopes avec leurs yeux mi-clos, toujours en train de vous entourlouper ces arabes avec leurs salamalecs), des femmes (les pleureuses, les femmelettes, les hystériques), des animaux (bêtes à bouffer du foin). Et chaque jour à venir laisse prévoir des désillusions, des réajustements, des réévaluations, des révélations heureuses ou malheureuses ébranlant par avance les principes auxquels nous confions nos existences. On ne sait si on ne doit imputer à notre esprit tout entier, aux tournures qu’il a pris, cette incapacité à sonder devant soi, duperie pareille à celle de ces « avions renifleurs » auxquels on avait voulu croire jadis, avides de se laisser berner, illusionner, corrompre pour quelques lignes de « story telling ». Avec ça on n’a plus le gout de graver le marbre, de dresser des frontons, habitués à ne réaliser que des choses périssables, n’avancer que des vérités locales, éphémères – donc bien souvent médiocres ou inconséquentes. On ne croit plus dans la possibilité du marbre. A son actualité. A sa pertinence. Ce qui se bâti ne le fait bien souvent plus que sous l’effet d’un élan, une habitude contractée, un « faute d’autre chose », dans la déception, le découragement, le déni.
Le roi se meurt.
De la difficulté à nommer, à identifier, c’est à dire à circonscrire et localiser s’est induit également le recours fréquent à la comparaison, l’usage omniprésent du « comme ». Figure dont André Breton faisait quelque part il me semble un manifeste, s’appuyant peut-être sur Lautréamont. Puisqu’il ne nous est plus possible de dire simplement « c’est », par ce que cette vérité nous échappe, ne nous laisse plus capable que d’énoncer une impression, une approximation. Ou bien que l’idée de réalité assortie à celle de vérité ait laissé place à une appréhension par jeux de rapports, de similitudes, d’échos, chaque chose n’existant plus absolument mais dans un champ de relations.
C’est le monde vécu et pensé jusque là qui chaque jour se dérobe de manière plus manifeste. Qu’il nous faut laisser sans encore parvenir à en formaliser un nouveau, qu’il nous faut laisser pour parvenir à esquisser les contours, les grandes lignes de celui que l’on appelle.
Un monde bâti de croyances, ordonnancé par la religion, puis la pensée cartésienne ou pour mieux dire un mélange de croyances confiées à des instances variables. (Martin Malia disait : « Ils croient qu’ils pensent mais ne savent pas qu’ils croient ».) Un monde toujours soumis à interprétation ou émanant de nos interprétations.
Nous ne sommes qu’à « faire des mondes » théorisait Nelson Goodman. Des mondes compossibles mais non synthétisables. Des mondes comme autant de récits possibles. Aucun n’épuisant ce cœur vide que l’on nomme réel ou tout aussi bien vérité. Aucune option ne touchant son but sans toucher d’un seul et même mouvement se qui fait sa perspective propre. Et Narcisse sombre à travers son reflet.
Aussi il ne me semble jamais qu’à travers des semblants d’hypothèses avancer d’incertaines questions. Le fait de publier hâtivement parfois en est la raison : ces bafouilles s’adressent à qui pourrait répondre depuis lui-même. Ce sont comme les cris de la chauve-souris qui tâtent les contours et les obstacles, demandent à tous les corps de lui manifester leur présence, de contribuer à énoncer un paysage mental.
Et les laborieux développements dans lesquels je me tourne, peu désireux de me laisser endormir, sont les soucis que j’ai à dire en tournant autour ce qui s’inscrit parfois un peu abruptement sur une page de carnet :
Est-ce notre langue ou notre grammaire qui nous rendent si peu aptes à formuler plus vaillamment du nouveau et nous donnent l’impression de ressasser, de patauger ?
J’ai dans l’idée parfois que notre langage rationnel cartésien est quelque part assez primitif et que nous sommes tenus sous son ordre, que les générations prochaines peut-être seront familières d’un autre langage déployé, apte à penser des choses qui nous sont difficiles, comme si elles touchaient aux bornes de nos possibles actuels. Qu’il nous faudra à nous des efforts considérables pour ne pas sombrer avec le monde qui nous a vu naitre mais nous porter au niveau de celui qui se mature en sous-main. Une langue quantique ?

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