le lent déploiement du sentiment

Souvent cette expérience que l’on fait alors que l’on s’allonge au soir sur sa fatigue : dans ces phases hypnagogiques la pensée se délie, les mots semblent tomber d’eux-mêmes dans la phrase et les idées s’engendrent sans discontinuer et sans efforts, les choses se dénouent ou se tressent dans la clarté de l’évidence. Ce ne sont jamais que des lambeaux que l’on arrache lorsqu’on se lève ou attrape le carnet pour tenter de noter ce qui se forme en soi ou à travers soi. On se prend les pieds dans le tapis de la pensée laborieuse.
C’est une bascule d’un état à l’autre et il semble que l’on ne peut jamais bénéficier dans la matérialité de l’éveil de cette fluidité grisante où la pensée qui n’est pas entravée par sa propre verbalisation s’engendre librement sans être interpelée ou alourdie par les signifiants.
Ces mots là dont je dis qu’ils tombent littéralement dans la phrase ne sont pas les mots matériels dont on use quotidiennement mais des réalités plus diaphanes, plus légères et véloces, des rêves de mots. Et la pensée en réalité ne semble entretenir avec le langage que des moyens ténus comme si le langage n’était qu’une peau, un voile léger venant se déposer sur ce corps et en matérialiser délicatement les contours. Ils semblent en vérité en dehors de la pensée.
Einstein écrit dans une lettre où il tente de décrypter le mécanisme de la pensée créatrice : « les mots et le langage écrit ou parlé ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée », et précise : « les éléments primordiaux de ma pensée, avant que les mots n’interviennent, semblent être de type visuel ou musculaire ou gestuel, je pense avant les mots, avec mon corps, en mettant en scène mon corps ». A un autre moment il écrit comme l’idée d’un principe que j’ai oublié, lequel devra être un des fondements initiant la théorie de la relativité, lui est venue d’un rêve qui mettait en évidence le fait qu’une personne en chute libre ne sent pas son propre poids. Expérience physique générant des sensations, c’est la mise en scène du corps, le fait d’éprouver l’apesanteur, même du fait d’une stimulation intellectuelle, les neurones miroir assimilant la fiction à la réalité, qui a provoqué une pensée extérieure aux aires du langage (aire de Broca) comme en témoignent les neurosciences, une pensée non verbale. La situation génère l’intuition.

Tout le travail est de passer de ces images mentales à la formulation ou la matérialisation de ce qu’elles éveillent.

Ce mécanisme est très prégnant dans le travail d’atelier et la mise en forme du chaos initial semble la plupart du temps faire l’économie du raisonnement linéaire et des causalités pour sauter directement aux conclusions un peu comme un marcheur, apercevant un sommet n’aurait qu’à occulter le chemin serpentant d’une vallée à l’autre pour se porter directement à l’objet de son regard.

Dans ces moments où je tente d’observer le mouvement à l’œuvre j’attrape un papier : « quelque chose s’avance à moi doucement qui n’est pas nommé. »

J’avance sans savoir mais avec l’impression que quelque chose sait en moi dont j’ignore les intentions mais dont il me faut écouter ou suivre l’élan. Je comprendrais en retard ce qui semble s’élaborer, s’assembler. Toute la difficulté est de passer outre son propre bruit, celui de la volonté consciente et de mouvoir la main sans que cet effort soudain ramène toute l’attention à lui.

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