Le Mac, 1er étage

Qu’il s’agisse de narration et de ses formes les plus diverses et que depuis longtemps sur le papier on fréquente des phrases dépourvues de sujet ou de verbe, contre toute logique, des récits confondant les lieux et les temps, jouant de vides, de l’espace de la page, de sous entendus et de références. Et pourquoi alors ici on n’y comprendrait rien ?
Sans doute qu’il y a en matière d’installation autant d’effets de style, d’opacités, d’inconsistances, de choses qui tombent à plat que l’on en trouve en littérature, au théâtre et ailleurs (tout ne fonctionne pas toujours, tout n’est pas toujours nécessaire et sans doute qu’il en restera peu après le passage du temps). Qu’on se demande à quoi il tient que des formes se laissent atteindre ou qu’elles restent distantes, hermétiques, résolument étrangères ; si c’est seulement en soi l’incapacité à tourner son esprit, à épouser ces formes, manque de références ou confusion, légèreté des œuvres elles-mêmes ? Bien sûr, se dire aussi qu’il y a des choses qui échappent, que c’est normal au fond de ne pas toujours.
Peut-être se questionner sur jusqu’où on tient, ce que l’on est capable d’accepter d’écartèlement dans la forme, comme éloignement de la phrase ordinaire, commune qui semble livrer naturellement son sens, par ce que ça nous retient encore, que quelque chose passe. Mesurer aussi en quoi nous déroute l’équivoque, le plurivoque, l’instable ou le mal établit. Et pourquoi.
Probablement que Bergounioux dirait mieux que je ne le pourrais le cheminement des choses de l’expérience à la langue, la maturité du langage écrit quand il devient un outil permettant toutes les audaces de la pensée et éclaire comme une révélation l’expérience elle-même et ce en quoi elle peut témoigner de notre rapport au monde. Mais sans doute, cet aspect-là occulte-t-il ce en quoi la langue peut être profération. Et comment aborder alors à ces expressions aux frontières de la langue si ce n’est de manière alors radicalement personnelle, intuitive, subjective en somme ? Que nous reste-t-il de jugement ?
C’est la teneur des questions que je me faisais ou à peu près entre la visite des expositions de la Sucrière et celles du Musée d’Art Contemporain, et je n’en avais pas fini de débattre entre la prééminence absolue du langage raisonné qui seul permet d’objectiver une réalité qui sans quoi n’aborderait jamais dans toute sa clarté aux rivages de la conscience et une réalité toute physique, instinctive ou sensible, poétique qui s’en distinguerait que se laissaient déjà deviner derrière la sculpture de briques de Per Kirkeby les portes du musée et ses labyrinthes.
Premier étage, c’est l’installation sonore d’Hannah Weinberger (1988) qui se donne à voir, à écouter en premier lieu. Bande son diffusant des boucles sonores, une sorte de flux, d’ambiance un peu indéterminée. J’ai pensé aux installations sonores de Dominique Petitgand. On pense un peu à un générique qui introduit l’exposition comme on initie une histoire. Un geste comme celui d’Ulla Van Brandenburg qui tendait en travers de la Sucrière lors de l’édition précédente des rideaux comme au theatre annonçant la fiction à venir.
Ensuite, un alignement de photographies altérées montre une séquence évoquant les fameux jeux olympiques de Mexico, en 1968. Glenn Kaino (1972) évoque ici le geste historique de Tommie Smith dont il reprend, par la figure d’un podium doré la lutte pour l’émancipation. Je ne parviens pas à être convaincu. Je me rends compte que le pendant tragique à la perte absolue de sens en art est l’évidence de ce qui est dit, que l’œuvre ne fasse que dire une chose que bien souvent on sait déjà alors que l’on aurait voulu peut-être qu’elle suscite d’aventureux cheminements de pensée, d’émotions, de sensations.
Continuant de déambuler, je découvre l’environnement d’Helen Marten (1985), à la fois énigmatique dans ce qu’il met en narration et à l’esthétique un peu illustrative affirmée. Quelque chose d’assez sophistiqué, presque maniériste mêlant sérigraphie, impression murale, sculpture, objets lesquels semblent dialoguer sans pour autant livrer une séquence claire. Un jeu de collages.
Derrière la cloison, Patricia Lennox-Boyd (1980) dispose le long des murs une structure de métal et résine semblable à celles qui soutiennent les réseaux électriques dans les faux plafonds sur laquelle sont fixées dans une esthétique brutaliste quelques photographies en gros plan et caméra subjective de l’artiste cuisinant des œufs. Quelque chose qui formellement me séduit assez même si la mise en scène sonne un peu trop factice, jouée. Du mal à relier le fond et la forme, comme s’il y avait là quelque chose d’arbitraire. De l’esthétisme pur.
C’est au Palais de Tokyo, je crois, que j’avais déjà pu voir la vidéo de Lili Reynaud-Dewar (1975) visible sur plusieurs écrans dans deux vastes espaces et accompagnée des décors de la performance filmée, lit et bassines remuant une encre noire qui fait écho au grimage de l’artiste dansant nue à la manière de Joséphine Baker. L’installation fait un peu penser à certaines choses de Louise Bourgeois, l’épaisseur sensible ou le pathos en moins. Mais pourquoi donc ces motifs de citrons sur le cadre de lit? Des laies de papier-peint aux motifs de fruits et de fleurs, décolorées en partie basse contribuent à donner une ambiance singulière à ces pièces, quelque chose d’à la fois intimiste et oppressant. Je ne saisis pas tout, essaie en vain de faire des liens entre les choses : pourquoi ces panneaux aux tapisseries fleuries déteintes ? Pourquoi ce lit ? Qu’est-ce que cela dit vraiment de l’histoire de Baker, de celle de Reynaud-Dewar? De la mienne?
En abîme, d’autres motifs muraux qui font de loin penser à certains motifs néo pop des années 80, de ceux qui ne dépareilleraient pas avec un mobilier signé Ettore Sotsas annoncent le travail de Robert Gober (1954). Outres les dessins de routes se répétant sur le papier peint, Rober Gober présente plusieurs maquettes de maisons réalisées de manière à la fois sommaire et minutieuse et dont la familière étrangeté fascine. On s’étonne d’abord d’être retenu par ce genre de choses ordinaires et puis quelque chose agit sourdement comme le ferait un crâne dont on contemplerait longuement et distraitement les orbites creuses avant que quelque chose nous perce soudainement, qui nous concerne. Malheureusement, cette salle étant une des rares à être interdite de photo, les souvenirs qu’il me reste des petites peintures et dessins qui accompagnent la maquette d’une église ne me permettent pas de me refigurer l’ensemble de ces signes se faisant écho. Ne m’en reste qu’un charme intrigant. Cette simplicité chargée qui contraste à la surabondance confuse de signes sera une des choses qui me marqueront le plus au cours de mes visites. Comme dans l’installation de Lili Reynaud-Dewar, Robert Gober mêle ici espace intime et espace collectif ou public. Les maisons ordinaires qui se suivent sur les bords des routes dans les quartiers résidentiels ont leur forme, leur histoire, comme chaque être sa part de secrets, y compris pour lui-même. Lorsque l’on y regarde de près, on distinguee sur un des murs intérieurs de la maquette la meme tapisserie que celle que l’on peut observer dans la pièce où l’on se trouve et on a le sentiment de se trouver dans une tête. Ces maisons sont un espace de projection, un epensée en exil.
Plus loin encore, Takao Minami (1976) présente un montage vidéo fait de surimpressions tresse et mêle des moments, des images, esquissant des pistes narratives possibles. Quelque chose dont l’esthétique, curieusement, évoque les premières expérimentations numériques des années 80.
Il s’agit encore de montage et de superpositions dans le travail d’Antoine Catala (1975). Des dispositifs techniques entre bricolage et nouvelles technologies donnent naissance à des vidéo-sculptures qui invitent dans une sorte de fabrique de la fiction. On se met à rêver de choses plus éloquentes, d’un véritable environnement de chimères en instance, comme tout droit sorties des studios de Michel Gondry, rejouant de manière dérisoire la phrase introductrice des contes de fées : « Il (ou île) était (l)une fois »… mais ce n’est qu’un rebus, une blague légère.
La salle suivante évoquerait aussi quelque personnage fantastique frayant dans les abysses des rêves si on le voulait, mais ce ne sont que des emmêlements de tissus montés comme des peluches chevauchant en une vision baroque enfantine une sorte de char fait de chevaux de bois. On pense à Annette Messager, le grotesque en moins et à tous ces travaux de couture qu’on a croisé dans les ateliers de Beaux-arts, mêlant comme le font souvent les japonaises un côté enfantin, douillet, kawaï à des cauchemars de forêts s’animant, de serpents et de sexes. Lorsque Sophie met son uniforme de bonne, le motif simple devient une robe victorienne qui se transforme en costume de super-héros » : Il faut lire le cartel pour apprendre que Mary Sibande (1982) raconte l’histoire d’un personnage nommé Sophie dont elle met en scène la vie imaginaire dans ses installations. Et qu’il est question ici d’apartheid. Manque un peu d’épaisseur plastique.
A côté d’étudiants visitant en groupe les expositions, menés par une médiatrice, je me suis posé par terre, pas mécontent de reposer mes jambes devant la vidéo d’Hiraki Sawa (1977), sorte de crayonné noir et blanc au grain prononcé juxtaposant des plans où se distinguent un main, une forme claire circulaire faisant penser à la lune, puis un homme dans une pièce effaçant à la gomme un dessin similaire. Les images se succèdent, pareilles aux séquences énigmatiques d’un rêve que j’hésite à interpréter comme la mise en scène d’une disparition et le vertige qu’elle génère. Une bande son psalmodie quelques paroles en anglais, des bribes de dialogue entre le personnage et la lune où il est question de vide, de doute. Quelque chose de lent et d’hypnotique invite à s’apaiser. Ou bien est-ce l’obscurité, la fatigue. Les étudiants sont partis discuter dans le couloir, j’attrape mon sac et me dirige vers le deuxième étage.

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