lectures d’automne

On laisserait bien tout ça s’emporter dans le mouvement et s’oublier, peut-être on le devrait. Il y a que l’on voit, que l’on vit, que l’on écoute, que le lit aussi et pas toujours avec la même intensité, la même disponibilité mais dans un même mouvement de faim, de curiosité. C’est autant pour moi alors, déposer comme on archive, comme une mémoire. Bergounioux y revient d’ailleurs, à cette histoire de l’écriture, sa naissance comptable dérivée de l’exploitation de l’homme par l’homme, la nécessité de compter le cheptel, les bien amassés, tenir le compte des donnés et des dus : l’écriture est fille de l’esclavage.

-Lu « Le style comme expérience », de Pierre Bergounioux (éditions de l’Olivier, 9,5€). Cette approche historique du style, mot dérivant du pilier (stulos), du pieu ou du poinçon à écrire (stylus) jusqu’à donner notre moderne stylo, convoque donc la naissance de l’écriture et ses accointances avec l’esclavage, c’est-à-dire l’inégalité. Ainsi, le style peut s’entendre comme une marque de distinction témoignant d’une logique d’asservissement perpétuée aujourd’hui par les formes impersonnelles de domination sociale actuelles. En un ouvrage concis et riche de références, Bergounioux traverse la grande histoire, revenant sur les thèses marxistes de la lutte des classes et l’inscription de la littérature dans cette expérience vécue.

-Lu « La langue maternelle », de Marie Cosnay (éditions Cheyne, 15€). Ecriture des sensations épousant les mouvements intérieurs pour aborder les questions de la filiation, des rapports hommes/femmes ou masculin/féminin, la prose poétique de Marie Cosnay traverse là aussi l’histoire pour éprouver la loi de la continuité, des places assignées, des interdits. Terreur et désir, soif de libération et pression de la tradition séculaire animent et tordent cette langue intime, échauffent la phrase pour la rendre à une certaine convulsion.

-Lu « Nue » de Jean-Philippe Toussaint (éditions de Minuit, 14,50€). Quatrième et dernier volet du cycle narratif initié par Faire l’amour en 2002, puis prolongé par Fuir et La vérité sur Marie, on y retrouve ces personnages fantasques pris dans leur histoire d’amour compliqué, souvent burlesque mais aussi mêlée d’intenses moments dramatiques. Ce qui séduit, chez Toussaint, c’est son sens de l’humour, les situations abracadabrantes qu’il invente et cette capacité qu’il a de faire surgir, au milieu de cet imbrication de situations romanesques des sensations intenses et vraies, des effets de réel. C’est justement ce genre de nœud qui manque à ce dernier roman qui en demeure alors un peu trop léger.

-Lu « La conjuration » de Philippe Vasset (éditions Fayard, 17€). On sait de Vasset, son gout pour la ville, l’exploration de ses limites, de ses zones d’ombre, de ses recoins. A chaque fois, les impulsions romanesques qu’il déclenche semblent prétexte à arpenter de nouvelles zones obscures, aller plus avant, plus profondément dans les marges, dans ce qui ne se voit pas et forme comme l’inconscient des villes. L’idée initiatrice, pour La conjuration, c’est une phrase d’Orwell : « Créer sa propre religion doit être une affaire très profitable ». Et de l’argent, les deux protagonistes de ce récit en auraient bien besoin, évidemment. Tout le long alors, les observations factuelles, les relevés topographiques, les enquêtes de terrain frôlent l’univers de la science-fiction avant qu’une seconde partie témoigne de la mise en pratique de ces observations, de cette ambition par les dérives à la fois au cœur et en périphérie des activités de la ville de cette sorte de confrérie secrète bien décidée à s’extraire de la vie normale. Ce qui ressemble à une fantaisie aborde en fin de compte toute une poétique et une politique de l’urbain, ses beautés cachées, son imaginaire, sa folie.

-Lu « Cabane d’hiver » de Fred Griot (éditions Err, 8€). Passer l’hiver isolé en Yourte, écrire, couper du bois, se chauffer, marcher un peu dans le paysage et écouter surtout. Expérience qui rappelle la vie dans les bois de Thoreau et par laquelle Fred Griot touche une certaine économie, celle du retour au simple, au fruste, au calme et à soi. Journal quotidien qui enregistre ce qui se passe au dehors, au dedans, sur le corps même, (la peau qui se tanne) avec sincérité, humilité.

-Lu « La mutilation sacrificielle » de Georges Bataille (éditions Allia, 6,2€). Bataille ici part d’un fait divers pour explorer brièvement l’histoire de l’automutilation, replaçant ce mouvement de folie dans une histoire de l’homme.

-Lu « croiser les méduses » d’Eric Pessan (éditions in8, 4€). Un récit sensuel et intimiste où l’érotisme des corps se donne à ressentir avec la souplesse des univers marins. Une fille, sa mère et ses amants, son beau-père du moment, ce qu’elle voit de leurs jeux, ce qu’elle découvre d’elle-même, la vie compliquée, elle au milieu et un peu à côté aussi, en elle. Tout cela habilement traversé par les échos des chansons de Bashung. Je suis jaloux du titre.

-Lu (ou relu) « Remarques sur art sculpture espace » de Martin Heidegger (éditions Rivages poche, 6,10€). Un livre de philosophe, plein de mots grecs non traduits et tournant autour d’Aristote mais qui aborde cette question centrale en art de l’espace, le rapport à l’homme qu’il induit et cette idée simple en apparence, mais tellement révélatrice sur laquelle j’étais moi-même tombé dans l’isolement réflexif d’une résidence d’écriture : l’espace est ce qui espace.

-A la faveur d’exceptionnels bouchons, rentrant du boulot j’ai pu lire intégralement Béton armé de Philippe Rahmy (éditions la table ronde, 17€) sur le plat du volent. Trois lentes heures pour tenir un séjour, la façon était propice finalement, invitant à filtrer dans le calme de l’habitacle, un peu de la folie du monde. Abordant Shangai, c’est tout un rapport au corps, aux autres, à sa propre histoire qui s’engage. La ville, la situation invitent à une approche kaléidoscopique, brassant des flots d’images avec l’appétit de celui qui, trop longtemps immobilisé s’est fait un monde de livres, alternant alors entre fascination, et critique, effleurement du grave, du tragique et humour.

-Au terme de ce périple, c’est à la librairie Point d’encrage que je suis venu écouter Jean-Marc Undriener lire Zugzwang (éditions Centrifuges, 10€). Zugzwang désigne aux échecs un coup forcé, un coup que le joueur est contraint de jouer alors que celui-ci dégrade sa position. C’est ainsi que se détermine la poésie d’Undriener : dans cette nécessité de tenter une approche des choses quand bien même il n’en serait toujours que déception, ratage, butée, incapacité de sortir de l’inextricable. Plusieurs temps succèdent depuis le bloc ou la masse que tient le corps jusqu’à son épuisement las en passant par tous les mouvements de la tête, ses soubresauts, ses élans, ses accablements. « on peut à la rigueur/ compter les trous/ dans la densité/ les vides en vain/ fixer des choses/ au hasard – ce qui vient/ c’est un écho de/ ce qui s’en va ».

-Lu L’engendrement de Lionel Bourg (Quidam éditeur, 10€). Je l’avais découvert aux éditions de l’URDLA avec son beau texte sur Reyberolle, ai hésité à plusieurs reprises devant son ouvrage sur Rousseau, la croisée des errances puis nouvelle émotion de lecture au texte qu’il a confié au dernier numéro de la revue de François-Marie Deyrolle, l’Atelier contemporain. A la jonction d’un Pierre Michon et d’un Henri Calet, Lionel Bourg revient son sa vie, la figure du père, celle de la mère surtout qu’il accompagne jusqu’à sa mort nous faisant mesurer la complexité du rapport filial entre brutalité rurale, gout du livre, amour et distance.

-Lu le livre de l’oubli de Bernard Noël (édition POL, 10€). C’est un ensemble de notes écrites en 1979, publiées ici pour la première fois dans leur ensemble. Et l’impression, comme souvent avec Bernard Noël, d’aborder à un abîme, aux extrémités de la pensée. Quand on a trop souvent considéré le socle de la mémoire, c’est un mouvement salutaire que de puiser aux sources de l’oubli. Autant la mémoire est connue et limitée, autant l’oubli est vaste, plein de promesses en même temps qu’il semble, comme ses trous noirs qui peuplent l’immensité astrale qu’il pourrait avaler notre langue.

-Lu (ou relu) Contre l’obscur, de Marcel Proust (éditions La Nerthe, 7,5€). On y retrouve une série d’articles préfigurant parfois le projet de la Recherche (notamment « une journée de lecture » avec le savoureux passage sur le téléphone). On y retrouve également, outre son « contre l’obscur », critique d’une certaine littérature, sa belle lettre à Rivière dans laquelle il témoigne de son admiration pour Baudelaire.

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