les bêtes sont bêtes, l’homme le dit

Pour tout dire, je me reconnais quelques suspicions à l’égard du cartésianisme, le considérant un peu à la manière de la théorie de Newton en sciences, c’est-à-dire valide à une certaine échelle, celle qui nous concerne d’ordinaire, mais invalide dans les détails si on tente de l’extrapoler ou l’appliquer en dehors ou au-delà de notre champ.
J’ai commencé à lire, c’est-à-dire à avoir une démarche de lecteur, avec Nietzsche dont je me souviens un peu la critique qu’il faisait d’un cogito, relativisant sa clarté perçante pour le rendre à ses nuances, ses obscurités ou approximations. Le raisonnement que Descartes introduit est vigoureux, vivifiant, révolutionnaire lorsqu’on le resitue dans son contexte. Mais les époques se succédant, d’autres découvertes, dimensions, sont venues compliquer le débat, dont la considération de l’inconscient qu’annonce justement Nietzsche dans sa critique en substituant au « je » du cogito un « ça », plus juste dit-il. D’autres modèles ont tenté de mieux répondre aux temps qui se formulaient. Le mouvement se poursuit. Sans doute toujours retardé par une sorte d’inertie. On ne remodèle pas son monde si simplement. Une génération avant Descartes, Montaigne (il nait en 1533, Descartes en 1596) avance plus incertain, très humblement, avec La Boétie ; à hauteur d’homme. Et s’il est moins technique, moins philosophe si l’on veut, il s’avère néanmoins d’une grande sagesse en se décentrant, s’exposant prudemment, tout à l’opposé du « je pense donc je suis » cartésien. Je crois que le sympathie que j’ai à son égard est semblable à celle que je me reconnais pour Camus contre Sartre et ce « entre la justice et ma mère, je choisis ma mère » qui lui causa des critiques virulentes mais auquel je souscris comme à la prise en considération du réel le plus physique, de ses arguments dans le débat d’idées.
Quand Descartes corrèle directement conscience, pensée et parole, c’est pour en faire une spécificité humaine qui distingue définitivement l’homme de l’animal, le plaçant ainsi comme « maitre et possesseur de la nature ». Sa conception est hiérarchique, pyramidale. N’observant aucune manifestation d’un langage articulé chez les animaux, il leur dénie pensée et conscience – « ils nous les exprimeraient, s’ils en avaient » – les reléguant au rang d’êtres inférieurs.
Me gênent cette façon de se penser au centre du monde, au sommet de la pyramide, supérieur, central, dont on peine encore aujourd’hui à se défaire. L’établissement de ces critères subjectifs comme étalons : serait supérieur celui qui marche sur deux pates plutôt que quatre, celui qui parle plutôt que celui qui ne parle pas, celui qui sous se principe serait le plus intelligent, le plus proche de Dieu… Cette certitude péremptoire que l’on retient quand nous savons comme la prudence est de mise à chaque endroit. Cette dualité homme/bêtes quand il faudrait rendre sa réalité au pluriel qui fait croire à une homogénéité quand il n’y a que des singularités animales.
Gageons que si d’autres critères avaient été retenus (la capacité à voler, à avoir un impact minimum sur son environnement, à mener une existence amphibie…) et qu’un autre juge les aurait énoncés nous n’occuperions pas la même place du podium.
Et Darwin pour calmer nos ardeurs, nuancer notre partialité, plus pragmatique, explique que « les espèces qui ont survécu ne sont pas les plus fortes ni les plus intelligentes mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements ». En somme, les moins spécialisées.
Quand à la pensée, la conscience : « Par ainsi le renard, desquoy se servent les habitants de la Tharce quand ils veulent entreprendre de passer par dessus la glace quelque rivière gelée et le lâchent devant eux par cet effet ». Des mouvements signifiants que le renard effectue après ses observations selon qu’il a jugé la glace praticable ou non, Montaigne demande : « N’aurions-nous pas raison de juger qu’il luy passe par la teste ce mesme discours qu’il feroit en la nostre » et démonte en une suite causale le raisonnement hypothéticodéductif de l’animal.
Cette ouverture d’esprit dont fait preuve Montaigne au XVIème siècle et qui lui font dire qu’au fond nous jugeons « sauvage » ce qui n’est pas dans nos usages et qui n’est peut-être simplement qu’une autre culture témoignant d’une conscience d’un ethnocentrisme déterminant notre appréhension, notre vision du monde, il l’étend à l’occasion à la question animale et donc à notre anthropocentrisme. A la position dualiste, discriminante, « hiérarchiste » de Descartes il oppose par anticipation l’idée d’une continuité, d’une horizontalité que l’on retrouvera plus tard chez Bergson envisageant sur ces questions non pas une opposition entre conscience et inconscience mais l’existence plus nuancée de multiples états de conscience de qualité ou d’intensités différentes selon que l’on réalise une action automatique ou bute à un problème qui sollicite un surcroit d’attention, par exemple.
Naturellement, nos devanciers ignoraient bon nombre d’observations dont nous disposons aujourd’hui, tant du point de vue des capacités techniques dont font preuve certains animaux, utilisation et réalisation d’outils, certains relativement complexes et qu’il leur arrive quelque fois comme c’est le cas pour certains grands singes, de préserver, ranger pour un usage ultérieur, que des systèmes d’organisation sociale, les adaptations, les ingéniosités, les capacités de mémorisation, la richesse d’expression, de perception, une intelligence de vie en somme. Et de nombreuses études sont en cours ou le seront, qui ne tarderont pas à améliorer notre connaissance de ces vies avec lesquelles nous cohabitons que nous avons un peu trop souvent regardées par au-dessus, comme des objets, avides de les répertorier, les classer plus que d’en comprendre la vie, l’être intime. « Grises sont les théories, disait Goethe, mais le bel arbre de la vie est toujours vert ». Parfois on ne voit plus les choses mais seulement les idées qu’on s’en fait, poursuit von Uexküll.

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