les échos de l’image

Je ne devais pas avoir dix ans. Le souvenir d’un couloir avec d’abord sur ma gauche la salle d’attente avec banquette orange en toile épaisse. La longue table basse au plateau de verre je la surimpose mais je ne suis pas sûr qu’elle ne soit pas d’après le déménagement. Quand j’avance encore en direction du bureau de mon père à gauche le secrétariat. Derrière le bureau j’aperçois la fenêtre. Un placard à portes en W là où petit j’avais eu l’idée saugrenue parmi les produits d’entretien de tirer la bouteille de javelle, en dévisser le bouchon et la porter à la bouche. A peu près en face sur ma droite le bureau de ma mère, très sombre avec le souvenir d’un volume en bois rectangulaire bleu pétrole accroché au plafond et de l’appareil circulaire qui servait à l’époque à réaliser un champ visuel avec tracé au crayon rouge sur un dessin imprimé. La tête prise entre deux montant, calée sur le menton et au niveau du front, le fil à la main relié à un bouton sur lequel il fallait appuyer, déclenchant un « bip » dès que l’on voyait apparaître sur les parois de la demi sphère un point lumineux. Au fond du bureau de mon père le fauteuil sur lequel on grimpe pour se faire ausculter et qui est muni d’un vérin ou d’un moteur pour s’ajuster en hauteur. Le casier à verres que l’on vient glisser dans une lourde monture pour ajuster la correction. Sur la gauche, dans le prolongement de celle du secrétariat une autre fenêtre. C’est peut-être sur ce rebord que l’on a recueilli le pigeon que j’avais appelé Couloucoucou (prononcer le L à la japonaise un peu comme on roule les R) et que l’on voit sur une photo, juché sur ma tête. La fenêtre appelle encore le souvenir d’une mélodie de carillon ou même de deux mélodies distinctes marquant les heures et les demi-heures sans doute. C’est le dehors qui filtre par les ouvertures ; mais je ne verrais jamais de quel clocher la musique émane. Aujourd’hui on ne sonne plus les heures, ni les demi ni les quart. Je ne sais pas à quelle époque cela a cessé. Ça fait partie des choses qui s’éclipsent sans que l’on y fasse attention. Et dans ma mémoire c’est en entrant dans cette grande pièce, sur la gauche, juste après la porte ouvrant sur le secrétariat, sur un petit pan de mur. Comme j’entends encore la mélodie des cloches sans pouvoir la décrire, ni l’inscrire je revois partiellement quelques parties de l’affiche : il est question d’un gros œil, de coupe probablement, qu’une poignée de personnages explore un peu comme s’ils découvraient un sphinx égyptien ou les reliefs du mont Rushmore. Un descend en rappel. D’autres peut-être jouent les laveurs de carreaux comme on en voit aux façades des buildings dans leur nacelle. Cette image, il y a bien 25 ans au moins que je l’ai plus vue. Je n’y avais pas repensé depuis. C’est un dessin de Malaval aperçu dernièrement dans une galerie à Lyon qui en a rappelé le souvenir. On y voit une tête en coupe à l’intérieur de laquelle une nuée de personnages assis dans des fauteuils de cinéma regardent vers l’œil ou à travers lui à la fois comme s’ils assistaient à un spectacle et s’ils étaient les opérateurs de la vue de cet homme ouvert. Le dessin a fait resurgir l’illustration scrutée dans l’enfance (Et maintenant je vois avec des affiches de Folon, paysages oniriques à l’aquarelle). Et je peux dire même que c’est ce souvenir, ce lien qui se faisait en moi qui a mobilisé mon regard, l’a justifié et a fait naitre un intérêt pour lui, a fixé à son tour la mémorisation du dessin aperçu. Quelques mois après, fouillant une série de gravures de Damien Deroubaix je me suis arrêté sur l’une d’entre elles représentant par-dessus une silhouette de chauve-souris un pont métallique du type de ceux sur lesquels passent les voies ferrées et devant lequel germent des yeux vers certains desquels sont tendus des micros. Une seconde fois l’image vue dans l’enfance au mur du couloir qui menait au bureau de mon père s’est insinuée dans une des épaisseurs du regard. J’ai eu le souvenir qu’il y était figuré un échafaudage et qu’un des personnages tenait une sacoche de laquelle sortait un fil relié à une perche au bout de laquelle pendant un micro. Ce qui m’avait retenu devant la gravure de Deroubaix, je le comprends maintenant, c’était cet écho qui agissait en moi alors que j’en ignorais les ressorts. Ma mémoire lacunaire, pâlie me frustre avec des fragments qui n’atteignent jamais la définition d’une image mais tiennent davantage de la sensation physique à propension visuelle. Je suis à parcourir mentalement une architecture qui tient de celle que les orateurs de l’antiquité construisaient pour guider leur discours en y plaçant des éléments signifiants susceptibles d’ouvrir les arguments qu’ils leur confiaient. Seulement le temps a ruiné partiellement les objets de ma mémoire et je m’avance comme myope, sondant un visage qui m’échappe.

Image : Teresa Gierzynska.

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