l’étendue derrière la vitre

Ce que l’on avait pressenti dans notre fréquentation occasionnelle des zoos et que les toiles de Gilles Aillaud pointaient sans mots et si précisément, c’était cette abstraction dans laquelle se trouvent prises les bêtes, isolées, coupées de leur monde, accablées d’une solitude et d’une tristesse insondables. L’étroitesse dans laquelle elles se tenaient retenues, mordant leur cuir, et dont leur forme, leur physique jusqu’aux replis de leur conscience étaient la négation exacte, appelant une vie autre à la fois large et sinueuse, accordée aux plis du monde. Qu’elles soient ainsi vouées à s’offrir à la vue quand c’est l’antithèse de leur être, le péril nu que d’être visible dans l’espace du vu auquel leur robe, leur souplesse se justifiait de les confondre. On percevait à les voir là les douleurs que les amputés disent ressentir de leur membre fantôme. La douleur d’un espace, d’une étendue, de largesses qui leurs étaient constitutives. Le rougeoiement au fond de leur être de leur envergure se consumant infiniment sur elle-même à la façon du supplice de Prométhée. Parce que chaque mouvement, chaque attitude involontairement l’ouvre et la referme. S’approchant, on touchait à leur insondable mystère, leur intimité secrète avec les profonds du monde et une proximité d’avec nous-mêmes nous rendant insupportable leur captivité. On ne savait trop si tout nous portait alors à vouloir les consoler ou si ce n’était pas d’une part perdue de nous dont ils semblaient les derniers détenteurs que nous espérions qu’ils nous consolent.
Et je veux croire ceux qui font des bêtes des dieux à les voir sinuer dans l’étendue cosmique, à l’extrémité de la vue ou dans les rêves, tutoyant le mystère. Ceux qui en font un état de conscience et se reconnaissent tantôt dans le chasseur, tantôt dans le chassé, s’étant vu courir là bas sous l’apparence d’un porc-épic, parent de celui qu’ils mangent en lui donnant des mots doux pour échange.

Parfois les êtres qui errent ou se tiennent dans une occupation qui est déjà une dérive dans les toiles de Hopper, dans certaines photographies de Dolores Marat, de Weegee donnent cette impression d’être coupés d’eux-mêmes, exilés de leur vie pour exister là dans les récits, les fictions que la ville leur fait jouer. Quelque chose leur échappe dont ils avaient cru entendre qu’on leur adressait la promesse. Et ils trainent dans cette incertitude, jouant leur rôle de la grâce au tragique avec, à l’occasion de quelques dédoublements de l’impression, la sensation d’une cloison, d’un espace autre où tout joue différemment. La vie avoue être une vie, le monde un monde, la vérité une vérité. Les idées de haut ou de bas révèlent leur caractère relatif. Ils semblent se regarder à travers une vitre.

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