lettre à Léonor_5

Ces dernières semaines, en parallèle de mon grand format d’arbre, j’ai travaillé à une petite toile : une sculpture féminine dans le genre de Maillol laissant voir à l’arrière-plan un morceau de mer et de ciel. « La méditerranée », une allégorie. A la fois cela s’inscrit dans ces lignes d’erre que je trace depuis l’architecture, la présence des volumes en direction de la sculpture, et puis cela m’évoquait une question qui traverse notre dernier échange. Dans cette perspective du corps allongé mettant en scène la mer, il y a toute la question du rapport entre les mots et les choses, le réel et sa représentation. La confrontation parlante de la méditerranée (figure féminine allégorique) et de la méditerranée (morceau de bleu dans l’œil ainsi désigné).

Là-bas tu lis l’Odyssée et cela me raconte au moins deux choses, si ce n’est davantage. « Tout est pareil et différent car lui a changé. Si Ulysse n’était pas revenu à Ithaque, l’Odyssée n’aurait été qu’errance. Le retour fait le voyage. »
Si les récits d’Homère nous sont encore lisibles aujourd’hui c’est que par certains aspects, en certains endroits au moins ils font écho à quelques vérités éprouvées. Tout véritable voyage est une boucle qui mène de soi à soi. Sans doute ne va-t-on chercher autre chose dans nos mouvements géographiques qu’un déplacement de soi. Ou bien est-ce simplement que le voyage, comme le détour du langage, nous est une manière de l’éprouver ? A-t-on besoin de cette femme alanguie, de ces figures d’ondines, de naïades pour dire ce qui ondule en nous dans la proximité de ce bassin de mer qui dans le paysage comme en soi établi et travaille son lieu ?
J’ai écrit un livre (La Traversée, éditions Publie.net), une sorte de road movie en caméra subjective qui tente de figurer ou allonger ces porosités, ces frictions, ces retournements (traverser le paysage, être traversé par lui).

C’est beau ce paysage sonore que tu m’envoies et qui ricoche en moi vers d’autres géographies, d’autres moments (comment une fois à visiter un temple à Kyoto nous avions été surpris par une pluie aussi grosse que soudaine. Nous avions trouvé à nous abriter dans un espace sombre, avec un homme silencieux. Et ce moment que nous avons passé comme au cœur des choses avec l’eau dessinant pour l’oreille la toiture de bois, les pierres et les buissons : regardant les gouttes tomber en rideau dans l’ouverture j’avais pensé à la cabane de Thaureau). On a tellement donné d’autorité au visible qu’on oublie grossièrement cet espace des sons, cette épaisseur du monde. Je lisais cet été quelques études qui ont été consacrées à l’acoustique des grottes préhistoriques ornées, à l’occupation de cet espace par le vivant. On ne soupçonne pas ce qui se joue dans ces lieux, les violences auxquelles l’industrie humaine les soumet et comment ces équilibres là aussi s’altèrent. Je repense alors à ces Notes de Rilke que je t’envoyais : « Nous en sommes encore à peindre les hommes sur fond d’or, comme les tout premiers primitifs. Ils se tiennent devant de l’indéterminé. Parfois de l’or, parfois du gris. Dans la lumière parfois, et souvent avec, derrière eux, une insondable obscurité. Cela se comprend. Pour distinguer les hommes, il a fallu les isoler. Mais après une longue expérience il est juste de remettre en rapport les contemplations isolées, et d’accompagner d’un regard parvenu à maturité leurs gestes plus amples. » Est-ce le souvenir de ce moment passé dans le temps désert à Kyoto, un autre mouvement de tête, mais cette poignée de secondes de pluie, il me semble l’accueillir en moi dans le carré d’une image.

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