lettre à N.P.

On écrit, en peint, on pense dans le dialogue et dans le regard de l’autre.

J’avais abordé notre conversation en livrant quelques citations faisant office d’aiguillon et auxquelles je proposais de réagir, de manière à lancer la discussion, c’est à dire de lui donner un élan, mais aussi parce que quoi qu’on en fasse cela ouvrait à une critique du langage qui me semblait à l’œuvre dans le mode d’expression du poème déjà et de la notation ou encore dans les planches d’images ponctuant le recueil de texte Sans peinture, qui, à la manière de celles du fameux Atlas de Warburg jouent d’un autre mode d’expression sensible qui est celui du commissaire d’exposition (curateur) ou du metteur en scène (scénographe), de l’implicite, du non verbal.
Quand Matisse conseille au peintre de se couper la langue ou quand Wittgenstein écrit que « ce que l’on ne saurait dire, il convient de le taire » ou encore, que « rien de ce que l’on peut dire de l’art ne pourra égaler l’art de se taire », il n’en reste pas à un échec ou une démission mais indique bien un dire qui ne relève pas de l’explication mais d’un montrer, quelque chose d’une mise en contact. Et c’est cette mise en contact alors qu’il faut tenter de dire, développe-t-il ensuite.
Je crois que c’est Mathieu Riboulet qui dit avec humilité que face aux tableaux du Caravage, démuni ou sidéré, il était rendu à la simple description. J’ai pour ma part souvent cherché à aborder aux œuvres, à en rendre compte, non pas par une approche frontale ou une dissection d’analyste détaché de son objet, mais en parlant de tout autre chose, laissant entendre qu’une chose pouvait éclairer l’autre. Par une logique de juxtaposition et d’échos, tentant de déployer les liens que j’avais pu faire, de dégager ce que le contact ou la fréquentation de l’œuvre avait remué en moi, en assumant la nature subjective de la chose. Préférant la suggestion à la démonstration. Car bien sûr aucune œuvre n’existe absolument, objectivement, détachée de son contexte, de toute sensibilité. Chaque œuvre est infinie parce que la somme des regards susceptibles de l’activer est infinie.
Le travail d’écriture, format, structure, rythme et sonorités, cette tentative de rejoindre le corps de l’artiste à l’œuvre que tu évoques participent d’une recherche, à travers le registre verbal, les mots, l’écrit, de réinvestissement du sensible qui s’éloigne disons dans son stéréotype de l’exercice analytique universitaire.
Si le langage courant permet d’exprimer un grand nombre de choses, un changement de mode permet peut-être de sortir de certaines impasses par des images ou toutes ces formes spécifiques à l’art, musique, peinture, cinéma etc. qui ne relèvent pas d’une organisation discursive de la pensée. Ainsi on entre en intelligence avec des oeuvres ou on s’en trouve épanoui, agrandi sans que l’on sache vraiment pourquoi ni comment. Ainsi cherche-t-on en collectionnant, en lisant et accumulant les livres sur les étagères, en écoutant la musique, un contact qui insinue un quelque chose de vague mais saisissant, comme une force vitale.
Comme une succession d’adjectifs, de nuances déplace progressivement la perception ou plutôt la conception par laquelle on réifie et simplifie généralement les perceptions initiales en permettant d’échapper au dualisme d’usage dans les cultures occidentales en particulier. On sait comme le poids de l’idée de mesure, de l’histoire, la clôture et la discrimination, centralisation et concentration, hiérarchie et rationalisme cartésien est par chez nous prégnant, rétif à la dérive, la dispersion, aux contrastes, à l’horizontalité, la confusion, la fluidité, la spontanéité et la mobilité comme à tout ce qui est flou et diffus. Le chinois, apprenais-je avec François Jullien, le japonais avec François Laplantine sont des langues moins embarrassées avec ces zones d’indétermination, plus sensibles à la notion d’ambiance, non pas seulement à l’idée de sens comme l’envisage l’humanisme européen, mais à la « matérialité du sens et des sensations » (Laplantine).
La communication peut être enfin comprise comme ce jeu de déports réciproques dans lequel chacun modifie ce qu’il est, son équilibre initial, dans ce qu’il observe et entend de l’autre comme dans ce qu’il est amené à tirer de son propre fond de ressources inexploitées qui révèlent alors de l’autre en soi. Cette approche révèle un mode de relation et de communication dans lequel l’indice ou l’indiciel, la sensation ou le sentiment, le perçu et encore une fois le non verbal plus généralement ont leur part. Où le laisser entendre dans son ouverture et sa polysémie remplace l’univoque dans son illusion et même son idéologie mécaniste et ses corolaires que sont la transmission et l’information. C’est une désintellectualisation en somme, qui laisse place à l’entre-deux, à l’ambigu non comme déficience ou approximation mais comme complexité et subtilité, exigence, mobilité. A une certaine demande d’univocité l’art justement propose une sortie de route qui excède ou exaspère le langage, sa richesse tenant peut-être en son caractère équivoque comme l’avance Michel Thévoz dans « l’art comme malentendu ».
L’objet de la compréhension alors ressemble davantage à un champ, un espace étendu qu’à un point.

Image empruntée à Claire Chesnier.

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