lettre à Valérie

C’est amusant, je rêvassais dernièrement encore à propos de ces mains négatives et positives, comme il semblerait que nous soyons éternellement condamnés à rêvasser sur ces vestiges. Cet été je suis passé voir la réplique de la grotte Chauvet et quelques mois avant j’étais allé voir dans l’Ain un autre site à Cerdon, sans peintures mais fréquenté à diverses époques plus ou moins lointaines. Ce qui frape souvent dans ces jeux de boyaux, de cavités c’est l’analogie que l’on peut faire avec le corps justement, comme les mots le laissent entendre. Les circulations d’eau qui les ont creusées ont patiné les reliefs, dessiné des plis, des boursouflures, les suintements provoquent des zones vernissées et humides que l’on pourrait croire souples, apparentées à des muqueuses. Dans plusieurs que j’ai visitées j’ai pu sans gros efforts me laisser rêver que j’étais entré dans un grand corps qui me livrait ses intimités caverneuses, organiques et parfois singulièrement sexuées. La lumière aurait été plus incertaine, plus vacillante, j’aurais été seul, je crois que ma conscience n’aurais pas mis bien longtemps à s’altérer pour me plonger plus profond encore dans un jeu de sensations et de songes susceptible de me persuader que j’avais trouvé là quelque chose qui était tout à la fois l’intérieur de la terre ou les viscères du paysage si tu veux, mais aussi l’intérieur du monde, celui de ma propre origine dont le corps à ses souvenirs. On rencontre dans ces excursions quelque chose de grave, un peu comme le mettent en scène les édifices religieux, les lieux de savoir, bibliothèques, facultés. Sous certaines voutes, certains puits on tend mentalement les mains pour toucher le mystère ou le vertige. Les bombés appellent au toucher, à la caresse. Et quand il me vient ces désirs de contact, il me semble que c’est comme un appel à une conduction, comme on appuie sa main sur l’épaule que quelqu’un pour partager sa peine ou lui renvoyer un peu d’énergie. Furtivement je crois que j’ai senti que tendre la main vers ces parois était vecteur d’une sorte de révélation, pouvait signer mon être au monde. Quelque chose ici bouclait ou commençait en même temps, comme si je touchais moi-même à mes propres obscurités. J’imaginais le plaisir fragile à laisser courir un doigt sur le dépôt d’argile en enregistrant la dérive. Ça aurait été ma marche à travers la campagne portée dans l’ordre second du discours, non plus marcher mais dire la marche, et même d’abord se dire la marche, se la révéler à soi-même quand elle n’était avant qu’un point aveugle, un angle mort. Je comprenais ces mains positives inspirées peut-être par une trace accidentelle et puis scellant un contact. La texture de l’argile transformant le contact en quelque chose de sensuel, une adhérence momentanée et comment le geste s’enregistre lorsque l’on retire la main et que quelque chose de soi reste tatoué là dans cette sorte de diorama où en s’éloignant les boyaux font comme des images magiques. Est-ce que c’était là la première machine créée par l’homme, le premier tampon, la première reproduction mécanique ? Le jeu qui s’induisit n’est pas bien différent de celui qu’appellent nos appareils photo quand on essaie penchant à droite, à gauche, reculant, de varier les effets, de mettre à l’épreuve la mécanique. Je me suis laissé imaginer un geste qui deviendrait bientôt comme celui qui entre dans une église, se signe hâtivement, trempe l’extrémité de deux doigts dans l’eau bénite ou brise sa progression par une rapide génuflexion. Un tampon de la paume.
Ces mains négatives sont autre chose encore. Plus vertigineuses. De technique d’abord, ici si loin s’inventant le premier pochoir et le premier aérosol. Et qu’est-ce qu’une image négative ? Une main qui n’apparaît plus simplement de sa trace mais par son absence. Pour nous aujourd’hui cela résonne forcément avec cette image d’Hiroshima et le tragique de l’ombre en négatif laissée par la déflagration : il y avait à cet instant un corps, une échelle. Cette présence en creux c’est la mort, la disparition, l’entropie mordant dans le vivant. Mais ce creux est comme un souffle aussi, l’appel d’air d’un espace autre que la terre rouge vient révéler. J’ai rêvassé à ça aussi longtemps. Les détails et les bifurcations m’échappent maintenant de ne pas les avoir notées mais j’ai pensé que ce négatif ou cette révélation par l’extérieur était comme de débusquer dans l’ordre des choses, la matière du monde quelque chose de passager, d’impalpable qui avait rapport à la vie, à l’existence. Dans toutes les histoires d’homme invisible il y a quelqu’un qui jette un peu de terre en l’air ou un pot de peinture révélant dans l’impalpable les contours de ce qui nous échappait. C’est un peu ce que je voulais exprimer dans mon histoire du chasseur qui mesure comme quelque chose lui a échappé de l’animal qu’il avait en mire à la dépouille de viande, de peau et de sang. Quelque chose qui est allé rejoindre le grand tout, le frémissement des feuilles et l’espace et dont il a perçu le sentiment. Sans doute est-ce pour cela que la chasse est pleine d’atours, de rituels, de palabres, de regards jetés à travers les apparences, de propulseurs richement ornés.

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