L’expérience des seuils, d’Aurélie Poinat.

« Mon désir consistait à peindre la lumière du soleil sur le mur d’une maison » Ed. Hopper, 1967.


On a voulu, à travers l’histoire des arts, retenir un mouvement qui travaillerait la peinture dans le sens de son affranchissement vis à vis des principes ou des contraintes de la représentation. Affranchissement concrétisé par le concours de la photographie qui, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, aurait fait tomber les dernières barrières et mis les peintres au pied du mur en quelque sorte, les faisant enfin prendre conscience de leurs moyens spécifiques et incidemment des fins vers lesquelles ils devaient désormais s’orienter. Toute une tradition historienne perpétue cette idée d’un progrès, d’une orientation dans le sens d’une désincarnation, d’une abstraction portée par une théosophie de l’art. Ce dernier devant, en toute fin, se fondre dans la philosophie, dans l’éther ou dans sa propre théorie. C’est de ce mouvement que la modernité entant que principe s’est fait l’écho ; Marcel Duchamp devant, avec sa fameuse « Fontaine », en 1914, porter le coup de grâce à la « peinture rétinienne » pour affirmer un devenir conceptuel de l’art.
Les jeunes peintres d’aujourd’hui savent avancer de manière plus transversale, relire à la faveur d’autres perspectives, moins dogmatiques, plus incertaines, relatives et métissées. Fatigués de tuer perpétuellement le père dans une logique réactionnaire d’avant-garde, leur regard embrasse la grande temporalité qui met côte à côte en toute proximité les scènes urbaines de Carpaccio, les épures de Mondrian et la femme à la lettre dans sa chambre d’hôtel de Hopper ; pratique le glissement, l’équivoque. Héritiers de Warburg et de Benjamin, ils entendent libérer dans les marges de l’histoire, de l’autorité de l’historicité « la puissance germinative de ces rapports latents que l’histoire ne recouvre jamais entièrement » . Les possibles ainsi affranchis s’offrent comme le monde dû s’offrir aux humanistes de la fin du XVIème siècle, abordant l’idée d’infini avec une excitation mêlée d’angoisse. Et dans leur liberté conquise, les artistes d’aujourd’hui sans doute portent-ils un peu de l’incertitude, de l’inquiétude que le monde retourne en eux.

*

La peinture, et celle d’Aurélie Poinat de manière particulièrement manifeste, puisque s’en est à mon sens la revendication première ou le levier, a lieu dans un espace tiraillé et pluriel qui fait écho aux multiples façons du regard, à cette instabilité.
Vous percevez des intérieurs dont les vides, les cloisons, les issues architecturent l’espace. Un piège mental dans lequel le regard s’apprête à circuler, comme dans ces constructions imaginaires ou « palais de mémoire » en lesquelles on conseillait dans l’antiquité aux orateurs de répartir pour les organiser et les mémoriser les éléments de leur discours. Un arrangement de pans qui, comme dans le tableau de Vermeer dans la description qu’en fait Bergotte à la fin de La recherche du temps perdu occultent dans leur présence excédente l’ensemble dans lequel ils s’inscrivent pour occuper tout le champ mental. Il s’agit tout autant de pans colorés que de figurations architecturales. Tout autant d’abstraction que de figuration. Un accord ou une conjugaison qui n’est pas sans rappeler ce que Juan Gris envisageait, affirmant qu’« il n’y a que les moyens uniquement architecturaux qui sont constants dans la peinture », « que la seule technique picturale possible est une sorte d’architecture plate et colorée » . Les deux ordres de l’étendue et de la pensée, de la ligne et de la surface, l’affirmation frontale et la béance ici se combinent dans la réalité picturale qui tient tout à la fois de la fenêtre et du mur.
Regardant les tableaux d’Aurélie Poinat, on mesure comme la peinture à lieu dans un espace impossible et dédoublé sous le jeu des moyens et de ce qu’ils formulent. Un lieu tendu entre les objets et les causes, ne pouvant oublier le doigt qui montre la lune, ce qui désigne et ce qui est désigné. Qu’une couleur soit appliquée sur une surface, elle apparaît de plusieurs façons, par sa forme, ses qualités formelles dans leur présence concrète, mais encore par la trace, c’est-à-dire, les conditions de sa manifestation, outil et geste. Enfin, et c’est l’aspect le plus évident dans le cas de la peinture figurative, et qui parfois à tendance à occuper tout le champ, à occulter tout le reste, il y a ce que cette conjugaison de traces et de formes, de lignes et de couleurs entend représenter, c’est à dire convoquer par l’image. Les tableaux que nous avons sous les yeux et qui se déplacent dans la respiration du regard indiquent ce feuilletage de la peinture. Qu’elle est « abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace », comme l’envisageait Nicolas de Stael ou comme le manifeste dans son évidence radicale la porte-fenêtre à Collioure de Matisse.
Géométries, lignes, architectures, la picturalité ici ne se départit pas du mental avec lequel même elle joue. Dans un seul mouvement continu, le visible bascule dans le lisible, ce que l’on reconnaît conduit dans les territoires de la mémoire et leur jeu d’écho pour boucler sur le visible à nouveau. Le vu se déplace tout le temps que le regard travaille à tirer le visible dans l’espace de l’interprétation, vacille, bascule d’un plan sur l’autre. C’est ainsi que l’on pourrait dire de ces peintures qu’elles sont interminables, comme le dit Denis Roche de la photographie. Parce que l’acte qui les fonde « n’en finit jamais d’être là » . Rien ne s’y achève jamais. Il n’y a qu’ « un horizon qui se mord la queue, et quatre angles droits » . D’une certaine manière, ce qu’elles figurent, c’est aussi ce qu’elles donnent à expérimenter psycho-physiquement : un rivage, un espace entre-deux. Regardant, on se tient sur le seuil, entre l’appréhension d’une représentation avec tout ce qu’elle met en jeu et le pur travail de la sensation telle qu’émise par des formes, des couleurs, des textures dans leur nudité, oscillant de l’un à l’autre.
Les titres que choisit l’artiste disent ce chemin en nous. Cela que l’on ne parvient à nommer sans le réduire, s’en remettre à quelques échos ou observations et qui s’installe comme la réalité mobile du tableau, on y assiste tout autant qu’on le provoque. On ne pourra mieux dire que « gris mur bleu », « vert double porte » ou « bleu nuage », comme des aide-mémoire ; et accoler sans les articuler les termes de la présence et ceux de la représentation est comme un aveu de cette indétermination qui travaille le regard.

Après sa série des carrés, variations qui ne sont pas sans évoquer les recherches constructivistes et suprématistes de Malevitch, certains ensembles de Brice Marden, Robert Mangold ou d’Aurélie Nemour où la couleur est rendue à sa vibration, aux frictions de ses rapports et à sa dimension spatiale, Aurélie Poinat radicalise encore l’expérience. La série de polygones peints sur bois, particulièrement (et cette seule mention du bois convoque immédiatement le souvenir des icônes, autre dérive possible), persiste à convoquer l’idée de fenêtre. Vous voyez des découpes, des ouvertures, et incidemment, des manifestations du passage d’un espace à un autre. Ou plus précisément encore, un passage à travers lequel on ne passe pas, la simple confrontation de deux lieux portant pourtant encore quelque chose de cette « fantasmagorie » qu’entrevoyait Benjamin dans les passages parisiens – de l’ouvert peint. Une hétérotopie, dirait Foucault. Et, comme avec les architectures, tous les possibles du regard se retrouvent brassés à la manière d’un jeu de cartes. Les découvrant, je n’avais pu m’empêcher de penser aux projecteurs de diapositives qui, quand ils ne sont pas chargés, découpent ainsi sur le mur, à la faveur d’un positionnement approximatif, des polygones lumineux, à la série Slide réalisée par Luc Tuymans et, incidemment, certaines pièces de James Turrell. Vous êtes là face à une image aveugle ou aveuglante, excédente. Une image qui échappe en se déplaçant constamment à l’intérieur de son lieu même.

Architectures comme géométries regardent droit de toute leur surface l’espace auquel elles font écho en soi. Elles sont à chaque fois une découpe qui établi que, sans se nommer, quelque chose littéralement à lieu. A cheval entre le sensible et l’intelligible, elles persistent à exister dans leurs contours comme des « vestiges irrationnels d’un monde reconnaissable », comme l’aperçoit André Masson depuis sa pratique du dessin automatique. « Vestiges » offrant des repères mentaux au sein de la sensation.
Ce regard que les images depuis le mur auquel on les accroche nous retournent, je me suis souvent demandé ce qu’il fixait. Il me semble pouvoir dire aujourd’hui que c’est le temps. Le temps qui se déploie ; non pas dans son prétendu passage, mais dans l’étendue par laquelle il rejoint l’espace.

Préface au catalogue d’Aurélie Poinat, édition Shakers, juillet 2015.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


× 5 = quarante cinq