l’image c’est un mouvement

Quand on entreprend de réfléchir sur les modes actuels de production, de diffusion, d’utilisation, en un mot, sur la vie des images, on ne peut s’empêcher d’alterner entre un sentiment de continuité en contemplant de singuliers tracés dont témoignent les productions préhistoriques cependant que l’on observe depuis au moins un siècle avec la naissance de l’industrialisation une furieuse accélération qui fini par modifier profondément la nature de cette habitude contractée il y a au moins 100 000 ans de fabriquer des images matérielles. Vient alors l’idée que l’image c’est un mouvement.

A regarder l’extrême contemporain, c’est à dire, l’aventure de l’art au XXème siècle et l’éclatement des pratiques dont semblent témoigner ces cinquante dernières années, on serait tenté de dire qu’après avoir été une pratique de l’objet, les arts visuels sont devenus davantage affaire de postures, exacerbant dans les productions le champ de relations qui est mis en jeu par rapport aux qualités propres des objets produits ou prélevés. Comme si le moteur actuel de l’art était la fabrique de dispositifs. La position dominante du commissariat, la fabrique d’exposition comme œuvres en serait aujourd’hui le point d’orgue. Et de citer alors le geste de Marcel Duchamp, n’opérant, lorsqu’il s’agit de ses ready-made qu’un déplacement lequel induit effectivement un changement d’appréciation et donc la mise en évidence d’une posture à la fois pour l’artiste se distinguant plus radicalement encore que l’avaient fait sais prédécesseurs au XVIIIème siècle des pratiques manuelles artisanales et pour le spectateur qui joue de ces manipulations mentales du réel. Difficile alors de ne pas penser à Carnac et autres témoignages anciens de semblables déplacements, de ne pas imaginer, de plus anciennes pratiques encore consistant à se saisir d’une pierre, à la redresser, à l’élire comme symbole ou outil, y déceler une figure, à choisir un lieu même comme point de rencontre, de rituels. Quoi de différent entre poser sur un socle, dans un musée ou ficher en terre ? Ceux qui élisent une clairière, un éperon rocheux, un arbre à la stature singulière apprivoisent l’espace pour y fonder des lieux. Ce geste premier est déjà une pratique. Mais encore, ils y viennent pratiquer des gestes, proférer des paroles ou esquisser des musiques, réaliser des objets, des décorations, quand il ne s’agit pas plus magiquement encore de réagir aux mouvements du ciel et aux solstices.
Et si nous ne voyons dans tout ce qui nous a précédé de production artefactuelle que des objets, c’est que nous regardons trop au matériel, aux archives. L’image est une pratique. Elle témoigne d’un rapport au monde.

Avancer de manière aussi cursive à travers les siècles et les contextes n’est pas sans scrupules et on s’en veut un peu de tout ce que l’on a pas dit dans l’économie de l’idée que l’on poursuivait. Il faut toujours considérer comme me le rappelait un ami qu’un geste créateur se détermine tout à la fois par l’intension ou la théorie, le concept et par la pratique, la plastique. Sans doute que l’effort physique, le contact avec la matière, le goût de se trouver en un lieu précis justifient autant les menhirs et les sanctuaires que l’idée d’érection, d’élection. Et Marcel Duchamp, de sa formation d’imprimeur, de son goût précoce pour le dessin conservera toute sa vie une certaine prédisposition aux travaux manuels et bricolages soignés. Il y a chez le sculpteur autant le goût du geste que celui de la forme finie. Des choses en apparence opposées cohabitent souvent dans les mêmes époques et parfois même en les mêmes personnes. Nous appartenons toujours à plusieurs mondes à la fois. Aussi, quand on voudrait insister un peu trop sur la part conceptuelle de l’art au XXème siècle, il faudrait d’un part regarder aussi l’extrême raffinement intellectuel, les codes de l’art des époques précédentes bien moins réductible à son seul sensualisme ou à sa seule attention au travail bien réalisé que certains veulent se le faire croire, d’autre part comme aujourd’hui cohabitent des réalisations qui semblent tout à l’inverse réclamer une appréciation bien plus sensible qu’intellectuelle. Plusieurs des écoles les plus influentes de l’art du XXème siècle, comme « support surface », dans les années 70 en France ou l’ « arte povera » dans la même période en Italie témoignent d’une volonté de déconstruction culturelle, un retour à la matérialité et à son appréciation sensible. Là encore, du moins dans un premier temps, il s’agit de se proposer une expérience, s’affranchir des modes convenus, habituels d’appréciation des objets pour en redécouvrir leur plus humble matérialité. Se placer dans un champ de stimuli plus ou moins ténus. D’une certaine manière et peu importe le caractère trivial des éléments présents, ces œuvres mettent en jeu quelque chose qui n’est pas sans rappeler notre plus profonde et plus vertigineuse perception du monde. Celle, ancestrale, que revisite chaque homme par sa propre naissance : des sons et des signes, des formes, des immensités qui vous ôtent le souffle et troublent votre stabilité, des choses qui s’adressent aux sens dans leur langue non verbale en-deçà ou au-delà de toute intellection. De cette donation symphonique confuse nous nous faisons des images. Ou peut-être est-ce que ce sont les images qui émanent de notre incompréhension, notre incapacité à nous saisir de cette expérience excédante qu’est le monde, comme pour masquer l’angoisse euphorisée du cerveau ? Une chose est sûre : on ne voit pas, le regard s’aveugle de ce qu’il voit, on n’entend pas, on se sent pas, on imagine. On se fabrique des images.

Nous n’en revenons toujours pas de cette magie des images, de leur étrange pouvoir, de leur surgissement et de leur manipulation si semblable à ces fantasmes que l’on s’offre pour palier à la déception qu’offre parfois la réalité à nos désirs, si semblable au phénomène du refoulement. Comme si les images étaient liées intimement à notre relation au monde, peut-être au mouvement de recul que nous a fait opérer le mouvement de conscience de notre propre réalité, de conscience du temps et de notre mort à venir. Sans doute les images sont-elles un épiphénomène de l’accession de l’homme à lui-même, de sa distinction. Elles sont l’affirmation d’un geste, comme le jet de la pierre est une pro-jection. Une échappée au corps par les moyens du corps même.

On n’en fini pas de faire remonter les origines des images réalisées de la main de l’homme, découvrant des productions n’étant plus seulement datées de quelques 20 000 ans b.p. comme Lascaux ou Pech Merle, mais de 40 000 ans au moins, tout aussi fascinantes par leur élaboration (Chauvet témoigne de productions aurignaciennes, 30 000 b.p.) que les productions modernes. L’année dernière, un article m’apprenait la découverte à Blombos en Afrique d’objets gravés et d’un matériel de peinture datés de 80 000 à 100 000 ans b.p.. J’en reste fasciné : dans une coquille, quelques restes de pigments dont les dépôts sur les bords témoignent qu’ils ont été hydratés, dilués comme on le fait aujourd’hui. A ce jour, le plus ancien récipient retrouvé. A proximité, une pierre arrondie laquelle servait probablement à piler les os qui rentraient dans la confection de la charge pigmentaire et sur laquelle nos très anciens prédécesseurs frottaient également pour en tirer de la poudre quelques morceaux de roches tendres ou de charbon. Tout contre encore, un petit morceau d’os tubulaire et droit semblable à ceux que l’on voit aujourd’hui encore utilisés par certaines tribus d’Afrique pour les décorations corporelles. L’élaboration du procédé est prodigieuse, laissant envisager quelques rituels ancestraux, un développement technique, une pensée symbolique nettement plus anciens qu’on ne l’envisageait. Les plus de 20 millions de représentations rupestres préhistoriques recensées sur plus de 100 000 sites (250 sites en Europe occidentale répertoriés à ce jour), ne témoignent, on imagine, que bien partiellement d’une production que le temps a enfoui, altérée ou tout bonnement rendu à la poussière. On ne peut qu’imaginer, des productions sur bois, sur peaux ou sur corps témoignant de ce très ancien besoin de réaliser des images et de tracer des signes. L’histoire, l’il fallait s’en convaincre, est ancienne. On ne peut s’empêcher de trouver depuis lors la route bien pauvre, clamant avec Picasso que l’on n’a rien fait de mieux depuis.

Bien sûr on ne peut que se perdre en conjectures sur ce qui a emmené si tôt l’homme à produire des images et user de parures. A la fonction des représentations qu’ils faisaient, à leur réception. On a souvent critiqué l’appellation d’œuvres pariétales, revendiquant une différenciation des productions artistiques, esthétiques et des manifestations visuelles de rituels en ce qu’ils répondent du religieux au sens large. Les intensions de ces hommes, que nous ignorons à peu près totalement, n’était très certainement pas tout à fait les mêmes que celles qui animent aujourd’hui les artistes contemporains. On peut se demander néanmoins si ce qui les distingue n’est pas moins important que ce qui les rapproche, à savoir, in fine, la réalisation d’images. Je m’en remettrais instinctivement à certains témoignages d’iconoclasmes pour tenter de saisir en négatif ce que produisent ces images. Là encore, je n’ai aucun savoir universitaire sur le sujet dont je ne suis absolument pas spécialiste. Ce que j’entends dans ce terme c’est une rejet de l’iconodulie, de l’idolâtrie, de la vénération de la représentation qui peut apparaître tantôt comme une erreur en ce qu’elle se détourne du divin lui-même (ou à la vérité) pour se reporter sur une séduction factice, tantôt comme un affront par concurrence du divin. Rapidement, la politique rejoint les revendications cultuelles et la querelle des images n’est pas moins une façon de poser la question de l’irreprésentable que d’imposer une autorité. Il n’est pas un roi qui n’ait fait basculer la statue de son prédécesseur et ce genre de violence symbolique précéda les monothéismes sous quelques figures de pharaons. Il n’est pas rare non plus que cette fureur destructrice s’en prenne à des constructions exemptes de représentations figurées mais n’en n’étaient pas moins représentations d’un ancien pouvoir, de concurrence. Il me semble que l’on peut distinguer plusieurs iconoclasmes lesquels pourraient aboutir d’un côté au rejet total des images, et notamment des images figurant le réel et ce pour plusieurs raisons (détournement du vrai, comme le pensait déjà Platon, blasphème etc.), et d’un autre côté, mutilation partielle des images, comme s’il s’agissait non pas tant d’évacuer ou d’effacer les figurations, que de reprendre la main sur elles. D’un côté, c’est constater le pouvoir des images sur les esprits, leurs séductions, leur rhétorique, de l’autre, c’est leur attribuer un pouvoir effectif quelque peu magique et qui n’est peut-être en somme qu’une façon de répondre à l’inconscient.
Il nous arrive toujours aujourd’hui de passer nos nerfs sur les portraits politiques de quelques extrémistes qu’il ne nous plaira jamais tant d’effacer totalement que de défigurer, tout comme l’on peut hurler devant son téléviseur à la faveur de la retransmission d’une rencontre sportive. Que l’on oublie que les images sont des images, ou que l’on sente instinctivement qu’elles jouent dans le monde un rôle non négligeable, les images appartiennent à la réalité visuelle laquelle est un de nos plus grands sujets d’attention. L’œil est l’organe le plus sollicité de nos sens, il est notre vigie première. Et les neurosciences montrent que dans un premier réflexe, la photographie d’une araignée nous éprouve tout autant que la vue d’une araignée réelle. C’est à peine si l’on n’en sent pas déjà le frôlement horripilant. Le cortex pré-moteur active à la vue des images les mouvements réflex que nécessiterait la réalité même. On n’est pas tant à voir les choses qu’à les imaginer.

Ceci explique sans doute cet iconoclasme plus ancien qui concerne des figurations rupestres préhistoriques de plus de 10 000 ans, notamment observables dans la « grotte des bêtes » située en plein Sahara et dans lesquelles on peut lire des scènes de chasse ou d’affrontements entre des hommes et des animaux plus ou moins mythiques. Plusieurs de ces bêtes ont été lapidées ou piquetées avec acharnement avec précision au niveau des pattes, de la tête ou au beau milieu du corps, comme s’il s’agissait d’en venir à bout en séparant le tronc de l’abdomen. S’est-il passé la même chose que lorsque les premiers monstres ont débarqué au cinéma, terrifiant et fascinant les spectateurs qui, pris de panique, tentèrent de fuir en jetant à l’écran dans une défense dérisoire tout ce qui se trouvait à portée de main ? L’image n’est-elle jamais que le lieu de ce conflit né de cette dualité de l’imagination qui est tout à la fois un outil de la pensée et le lieu de manipulation et d’illusions ? Sans doute ces questions anciennes traversent l’histoire pour nous parvenir subrepticement, sans se formuler tout à fait de la même manière. La question est maintenant de savoir si l’accélération du flux de production des images, leur diffusion modifient de leur « économie », c’est à dire de leur manière d’interférer dans notre rapport au monde, sa production, et sa « consommation ».

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