l’inachèvement

Tu étais passé un peu vite, pas intéressé, pas convaincu et moi j’étais revenu, j’avais regardé aux images. Ça me plaisait. Timidement, sans grande explication, mais quelque chose là me plaisait, me parlait depuis un lieu, dans une manière qui me faisait du bien. Ou, comment dire ? J’ai le mot salutaire qui vient. Il y a des choses qui son là pour en rattraper d’autres, pour offrir une alternative, un contre pouvoir ou plus justement une contre force, une volonté dirait Schopenhauer. Et ce n’est peut-être pas loin de ce qu’évoque Yves Bonnefoy à propos de la pensée conceptuelle et de la place de la poésie. Oui, dans le règne de la pensée conceptuelle et son schématisme qui « simplifie et généralise », ces photographies, redonnant une place à l’homme à concurrence des chiffres et statistiques, des faits tels que décrits dans un procès-verbal réinscrivent l’inachèvement qui est pour Bonnefoy ce qui caractérise la poésie. L’inachèvement de l’humain, de la vie vrai et vécue. Car la poésie est la mémoire de cette perte de contact avec ce qui est. « La poésie, écrit-t-il dans Poésie et photographie, c’est ce qui s’inquiète des échafaudements à travers les siècles de la pensée conceptuelle, celle qui prend appui sur les aspects de la donnée empirique, dont elle déduit des lois, et non sur la totalité, la compacité, que nous percevons pourtant spontanément dans les choses, quand nous rencontrons celles-ci dans l’ici et maintenant de notre vie. » Ces photographies, à mon sens, « c’est tenter de rendre aux mots la pleine mémoire de ce qu’ils nomment: ces choses simples qui sont de l’infini, de la vie, quand on les perçoit dans leur immédiateté, mais que notre discours conceptualisé, tout analytique, remplace par ses schèmes, ses abstractions. »
Mohamed Bourouissa présente des photographies prises par le gérant d’une épicerie de Brooklyn qui montrent des gens en flagrant délit de vol (shoplifters). Photographies qu’il exposait ensuite dans sa boutique en guise d’avertissement. Ce qu’on y voit : un homme tenant une bouteille d’alcool, pas très fier, d’autres, hommes et femmes certains apeurés, d’autres fatigués, affirmant parfois les bords d’une fierté qui s’effrite et dans la main un petit quelque chose, paquet de pâtes ou boite de lait, bouteille de bière qu’ils ont tenté d’arracher à l’amertume, à l’étouffement, au rationnement des jours. Dans ta totalité ou quasi totalité, des noirs-américains. Le flash les surprend, l’objet d’un rêve médiocre à la main. Toute issue qui se ferme. C’est leur humanité, dans les violences subies qui leur est restituée. Et là, l’objet de sanction, la photographie témoin, violente et dérisoire arme de défense du petit commerçant, est retourné sur lui-même. Il n’y a plus d’information, de statistiques, « Les morts accumulés et bien rangés » qu’évoque Mathias Enard dans Zone, d’étude sociologique avec rapports de population, paupérisation, nombre de délits, recrudescence des violences. Il y a des gens qui sont là à se débrouiller dans l’étau des rêves et de la nécessité. Des vies que les photographies n’expliquent pas, ne dénoncent pas, n’analysent pas, dont elles ne font pas l’histoire mais tout simplement dont elles témoignent.

Photo : Shoplifters de Mohammed Bouroussia,MAC, biennale de Lyon 2015.

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