Lombes

« Chaque objet contemplé, chaque grand nom murmuré est le départ d’un rêve et d’un vers, c’est un mouvement linguistique créateur ».
G. Bachelard

« On collecte les mots dans un carnet telles des plantes dans un herbier ».
Gilles A. Tiberghien

Il y a dans chaque mot quelque chose que manque sa définition, qui ne tient pas non plus seulement à ses sonorités, sa prise en bouche, sa structuration morphologique, sa texture, ni à la singularité esthétique ou kinesthésique qu’il manifeste dans le corpus des mots d’usage. Quelque chose qui tient aux images, aux sensations, aux souvenirs auxquels il s’associe ; parfois peut-être abusivement et dont il est alors en quelque sorte le rêve, la mémoire, le désir. En cela il rejoint l’écologie des images, échappant du devoir langagier technique de communication, d’information ou de définition qui lui est assigné pour cultiver une relation, accompagner ou épauler un vécu, un « vivre », tresser le réel au symbolique. François Cheng raconte que le mot « échancrure » qu’il arrivait mal à cerner est devenu pour lui indissociable d’une certaine sensualité depuis le jour qu’une collègue qu’il avait questionné à ce sujet avait appuyé sa définition, sans doute très innocemment, en désignant le V de son décolleté. Ainsi, depuis quelques jours, alors que je cherche un titre pour une exposition à venir, il se trouve que je tourne en tête le mot « lombe », sorti de je ne sais où, accroché à l’image d’une poutre cintrée, d’un gauchissement, d’une courbure ou d’une torsion travaillant les pièces d’une structure. Se déploie en moi une sensation à la fois précise et vague, un peu comme ces mots que l’on dit avoir « sur le bout de la langue », qui tente de monter au jour par la convocation d’un tronc d’olivier tord, d’un plafond de grange, de lattes de parquet, de fibres contraintes ou fatiguées l’application d’usage de ce terme : une poutre lombée, une planche qui lombe. Accolement signifiant qui n’est qu’à moi si j’en crois le dictionnaire qui donne au mieux pour lombes le synonyme d’échine, désignant les muscles du bas du dos. Symptôme d’une dyslexie résiduelle ? Confusion ? Invention pure et simple ? Le mot, dois-je m’y résigner, ne marque une porte que pour moi, indice à usage individuel, mnémotechnique privée, forgé à partir de je ne sais quoi, chimère. Les noms exotiques qui ponctuent les cartes, nomment des territoires, des villes, des reliefs ou des cours d’eau portent ainsi des imaginaires qu’il ne sert à rien d’aller infirmer ou confirmer par la confrontation à l’expérience vécue des réalités qu’ils indiquent. Car les noms en eux-mêmes, comme le font occasionnellement les mots les plus communs, émettent et suggèrent des élans, des sensations, des ouvertures. Ils peuvent être parfois à eux-mêmes, isolément, comme l’écrit Bachelard, « un mouvement linguistique créateur ». Pourrais-je le dire autrement ? Bonnefoy avait ses Planches courbes. Mais désignait-il par ce titre quelque chose de similaire à ce qui ne fait qu’apparaître confusément et hante à la manière spéciale des spectres ? Moi je voudrais indiquer un gauchissement, une forme d’immanence témoignant à la fois de la pression sur les formes de la vie courante, d’une esthétique populaire et presque négligée ou désinvolte et d’un mouvement du regard ou plus généralement de l’être lui-même, une attitude simple. Quel mot ai-je pour cela ?

Image : Chaïm Soutine, Les platanes à Céret, 1920.

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