l’ombre de l’ombre (avec Sorolla)

Sorolla nait 20 ans après Monet, sous des latitudes plus méditerranéennes, et ce sont les plages de Valence et Biarritz dont il signe la légende. Si sa naissance espagnole incite un peu facilement à le dire hériter de Goya et de Velasquez, la liberté et la virtuosité de sa touche témoignent de la filiation et le rapprochent d’Édouard Manet et de Berthe Morisot dont il semble poursuivre l’embardée, de John Singer Sargent dont il est contemporain. Ses toiles les plus libres comme le balcon du Patio des Artistes du café Novedades (1915), la Sieste (1911), Bacante (1886) ou des Ramendeuses à Valence tiennent de la jubilation picturale la plus débridée, la matière et la touche jouant à égal du sujet, pour ne pas dire davantage, dans la saveur de l’image. Si les toiles de Monet conservent pour la plupart quelque chose de posé qui préserve l’idée classique de paysage, les toiles de Sorolla évoquent assez souvent les cadrages photographiques modernes, certains éléments d’arrière-plan semblant avoir été saisis accidentellement. Et c’est assez incrédule que j’ai passé longuement de ces photographies où on le voit travailler sur le motif de grands formats dans des conditions parfois équilibristes aux reproductions de toiles pleines de vies au rendu des lumières et reflets impeccables, presque photographiques, à ces instants saisis sur le vif qui évoquent tellement les vieux albums de familles quand ils donnent la séquence d’un été, des premiers châteaux de sable entre cousins et des rires, la parenthèse se fermant par des jeux sur la plage dans le soleil couchant d’une fin de vacances. Certainement, et les reproche qu’on lui fait parfois en témoignent, il peignait très vite. Mais quand bien même ; un enfant court plus vite que le plus rapide des peintres ne peint, les vagues qui fluent et refluent continuellement sur le sable ne sont jamais que semblables les unes aux autres sans répéter le même mouvement et un cheval ne peut prendre éternellement la pose. La mémoire la plus fidèle en outre ne peut retenir tant de nuances de teintes et toutes les subtilités des reflets dont les toiles témoignent. Je ne sais quel fut exactement son usage de la photographie, mais Clotilde Garcia del Castillo avec qui il se marie ne 1888 est fille d’un photographe, Antonio García Peris, et il la représentera en 1906 sur la plage tenant dans les mains un appareil photo compact dans une toile incidemment titrée L’instantané. Toile signifiante par laquelle le peintre déclare sans doute sa dette à la photographie en ce qu’elle informa son regard et lui permis de saisir mieux que ne l’aurait permis un croquis des scènes de vie ordinaires et touchantes. Le mot renvoi aussi à Monet, tout comme Sorolla brûlant de saisir le mouvement des choses, projet oh ! combien paradoxal, contraint à l’urgence et à ce procédé qu’il mettra au point dans son travail de série qui consiste à affecter pour un même sujet une toile à chaque moment de la journée, lâchant que ce qu’il cherche au fond et qui lui donne tant de mal, c’est un instantané. Alors que Monet les élabore laborieusement par cette touche singulière des Impressionnistes, Sorolla semble, virtuose, aller droit au but et dans un geste large. La lumière chez lui simplifie l’espace et le sentiment comme elle le fait quelque fois chez Cézanne, mais à la voie de la géométrie et de l’immobilité qui préparent le Cubisme chez le peintre d’Aix, il préfère celle de la sensualité et du mouvement.
Une toile comme la fameuse Promenade tient du ralenti que l’on ferait à regarder un vieux film de famille jusqu’à un arrêt fasciné sur une posture, un visage rendu à l’hystérie de la distance et du désir. Ces anonymes dont on reçoit le regard à cinquante ans de distance ou plus alors qu’ils ne sont plus et qu’en plus de cette vitre c’est un abîme de temps qui nous remplit la bouche et empêche nos gestes. C’est de la beauté saisie au vol comme image mais insaisissable dans la vie ordinaire. La réalité la plus naturelle et presque naïve ou innocente s’assimile à une sorte de rêverie, de fantasme tendre que la photographie ou la peinture parfois, ou un poème, dérivent pour marquer leur apparition furtive et quelque peu extraordinaire. Est-ce, comme le condottiere du « flirt photographique », Claude Nori, l’énoncera plus tard, que « les désirs sont déjà des souvenirs » ? Qu’il y a dans ce mouvement le témoignage d’une perte, d’un évanouissement que l’image éclipse. On a lâché la proie pour l’ombre. Mais au fond on ne sait plus qui est l’ombre de l’autre.

Image : Joaquin Sorolla, Promenade au bord de la mer, 1909.

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