l’ordinaire intrusion de la photographie

Ce qu’une ordinaire photographie dit de notre rapport à l’image et de celui qui s’esquisse pour les générations futures.

Voilà ; de toujours les enfants jouent à se déguiser et cette pratique du travestissement ne s’épuise pas tout à fait avec l’enfance qu’on la retrouve en soirée, aux carnavals quand ce n’est au quotidien que sa version assagie et codée du costume ou de la tenue de circonstances. Et ce que poussent quotidiennement les acteurs au théâtre ou derrière une caméra renvoi sans doute à cette conscience sociale de jouer des apparences sous les yeux des autres qui vous percevront et jugeront d’abord de ça. On se fabrique une image pour les autres, en même temps que l’on rentre certaines pensées : première définition d’une société ?
On s’en souvient mal, mais cela compte parmi les gestes premiers, de ceux qu’on a appelé pulsion de parure, à côté d’autres mouvements d’expression premiers, né bien avant l’écriture et peut-être même avant la naissance d’un langage quelque peu articulé. Coquille et petits outils teintés d’un mélange d’ocres dégagés du sol sableux de très anciennes cavités laissent envisager qu’il y a 80 000 ans au moins on se peignait le corps dans cette région d’Afrique du Sud en parallèle de ce que l’on confiait aux parois. On ne sait plus rien des rituels, de ce que ça signifiait de tracer des formes, des motifs par dessus son visage, son corps, qu’est-ce que ça disait de communion, comment ça transformait au-dedans, donnant courage ou force comme une véritable armure, une transfiguration. On imagine ce que ça pouvait avoir de signalétique dans une communauté ou dans la confrontation de deux groupes. Et que certainement il nous reste aujourd’hui de ces pratiques, inconsciemment dans nos manières de parures modernes, vêtements, maquillage, bijoux et accessoires comme ce geste de bonjour de la main vient de ce que nos ancêtres avaient cette nécessité d’annoncer une volonté pacifique en affirmant à celui qui venait en face qu’elle n’était pas armée.
Aujourd’hui comme jamais auparavant pourtant avec une telle intensité, une telle généralisation, nous avons pris l’habitude ordinaire de nous dédoubler dans les images, leur laissant le soin de nous porter au-devant des autres. Il est devenu si facile, si anodin de photographier, que nous abandonnons souvent les mots à la faveur d’une carte postale de circonstance, photographiant avec nos smartphones des messages visuels en guise de clin d’œil. Nous usons du langage des images, plus instantané, plus ouvert, plus facile peut-être que celui des mots : j’étais là, j’ai vu ça, il s’est passé cela.
Là où il y a 50 ans, l’acte de photographier, dans la sphère familiale était encore un événement singulier devant marquer un moment d’importance s’est substituée une manie de l’enregistrement des moindres faits et gestes, invitant dans l’archive de nos vies le plus discret, le plus anodin. Et cela que l’on fait presque sans savoir depuis que nos téléphones nous en donnent la possibilité, permettant à la fois de photographier et de diffuser la photographie dans l’instant, nos enfants peut-être nous en donnent la mesure, ayant une conscience aigue, attentive de leur existence comme sujet à images.
Qu’il s’agisse de poser pour montrer à mami ou papa qui est en déplacement, ou se laisser complaisamment prendre en photo alors que l’on joue, exhibe une nouvelle tenue, une nouvelle coiffure, les enfants savent qu’ils sont constamment l’objet d’une attention visuelle, l’objet d’une fabrique d’images. Toujours ils vous demandent : « je peux voir » et jugent comme un acteur surveillant et sélectionnant les clichés pour garder la main sur son image publique.
J’avais déjà remarqué ça avec ma fille quand elle me demandait alors que l’on visitait un musée et que je prenais moi-même des photographies des œuvres qui me retenaient. Elle m’avait demandé d’en prendre certaines pour elle, sa propre sélection et bientôt s’était mise à rentrer dans le champ comme pour inscrire son autorité dans le choix des images. Je ne sais plus si c’est moi qui l’y avait invité, si elle l’avait fait d’elle-même ou si elle avait réagi au fait que dans ma déambulation, il m’arrivait, en outre des œuvres, à la capturer elle aussi quand je croyais surprendre une attitude, un rapprochement amusant à retenir. Bientôt donc, elle posait, improvisant même des gestes comme celui de mimer la position d’une statue ou de tendre au-devant d’elle son ticket d’entrée sur lequel on pouvait voir en petit le tableau accroché au mur derrière. A quatre ans, elle maitrise l’utilisation médiatique des images et prend la direction de la mise en scène.
Ici, alors qu’elle joue à se déguiser avec une copine et que je rigole de sa tenue de princesse passée par dessus ses habits normaux et de la perruque emmêlée trouvée au fond de la malle à jouets, elle se met à poser pour que je fasse la photo. Elle a attrapé le couvercle d’une boite de puzzle sur lequel on peut voir l’héroïne qu’elle prend pour modèle et le tend à l’appareil pour signifier son travestissement. En regardant l’image ensuite, un flash me fait peur. Ma petite fille qui pose la tête penchée avec une perruque blonde, je l’imagine dans dix ans, rendue à cette pression médiatique des réseaux sociaux, à cette jungle ambiguë des images comme ces enfants d’aujourd’hui dont on ne peut s’empêcher de juger l’hyper sexualisation précoce dans des tenues et des poses qui nous semblent malvenues. Responsabilité des parents en premier lieu et une institutrice me racontant dernièrement des enfants de maternelle arborant des t-shirts « F*** me I’m famous ». Des enfants de 10 ou 11 ans portant chaussures à talon, string qui dépasse de pantalons taille basse et sac à main en guise de cartable. Des fabricants que l’on sait malheureusement rendus à la logique sans morale du profit. Mais que pourrons-nous contrôler des outils de demain quand dans leurs chambres ils dialogueront face à leurs webcams si nous ne travaillons pas à leur prise de conscience ?
Quel sera demain le rapport à l’image de nos enfants ? Est-ce que d’être natifs de ces pratiques leur permettra d’échapper aux pratiques excessives, inconscientes et dangereuses des jeunes d’aujourd’hui se dévoilant sur les réseaux sociaux dans des tenues et des poses qu’ils empruntent aux séductions des chanteuses de charme ? Est-ce que la banalisation de ces exhibitions en annulera les effets par une sorte d’épuisement invitant de nouvelles subtilités ?

1 Commentaire

  1. Jean-Marc Undriener

    Ce que tu soulèves ici est à mon sens LA question fondamentale que soulève l’évolution (inquiétante, au demeurant) des mœurs dans la société contemporaine. Je suis inquiet pour les petites filles d’aujourd’hui, pour les adolescentes, puis pour les femmes qu’elles vont devenir. On est lentement mais sûrement en train de régresser de quelques siècles en faisant de toute une génération de gamines pré-pubères, de la manière la plus insidieuse qui soit, les victimes parfaitement consentantes de notre perversité, qu’elle soit d’origine marchande ou « simplement » sexuelle. Economie ou sexe, il n’y a guère de différence. Il s’agit toujours de pouvoir, de domination. Les fillettes, les jeunes femmes, les femmes sont les instruments d’une phallocratie qui s’annonce brutale et sans partage. Le pire, c’est qu’elles y prennent goût, à chaque âge, fortes pour beaucoup de l’illusion que la curiosité, l’intérêt puis, plus tard, le désir qu’elles engendrent leur confère le réel pouvoir dans les rapports sociaux et sexuels. Le travail des féministes n’a pas porté. il n’en reste rien. Simone de Beauvoir doit se retourner dans sa tombe.

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