note d’atelier

« L’enveloppe, telle une coquille que notre âme a sécrétée pour s’y lover et se fabriquer une forme distincte des autres, est détruite, et ce qui reste de tous ces plis et rugosités est une huître centrale de perception, un œil énorme. » V. Woolf

On est aux aguets, un peu fébrile, attentif à chaque chose qui surgit dans le champ perceptif ; on a 300 000 ans dans une prairie immense avec le soir qui tombe, l’appel de la vie comme issue, prêt à courir, à s’armer d’une pierre, on remonte une rue dans la ville que l’on habite, l’œil intranquille. Les aspérités, les ruptures, les arrangements retiennent l’œil dans ses tâtonnements. Le soleil qui frappe l’angle d’un mur. Une porte. Les rythmes qui la structurent. La masse drue d’une haie. Un élan dans le ciel. Le contrejour dans les façades et une silhouette qui vient. Est-ce un vieux pli ? Que l’on attende du monde que dans ses façons il nous dise. Ce qui va, ce qui pourrait venir. Les risques, les opportunités. Ces « mains invisibles qui guident ma destinée », comme l’écrit Pessoa. Et chaque fois on irait de révélations en révélations, conduits comme au travers d’un récit, l’anticipant parfois, à l’affut. L’enfant fait pareil avant le langage à lire dans le visage, dans le ton de la voix, son débit. Parfois en effet il nous dit, les nuages qui chargent, la nuit qui vient et quelques autres choses. Mais c’est nous en réalité qui interprétons d’après ce qu’impassiblement il laisse voir de lui même en ses mouvements. Lui, jamais n’envoie une parole. Et quelque chose en nous se fracasse à son silence. On monte un cri long au-dedans. On se projetterait au travers si on pouvait. On s’en envelopperait. Ce qui laboure l’être c’est cette incertitude, si le monde nous parle ou quelque chose à travers lui ou si ce n’est que nous même et toujours cette même paroi. Ce sentiment souvent d’avancer comme ces chauves-souris, dans cet écho de ce qui en nous cogne à l’hermétique, au compact, à l’opaque par lesquels le monde énonce sa résistance.

« Il faut bien faire quelque chose pour briser la barrière, pour faire surgir l’image, quelle que soit la pureté du sentiment, pour la jeter dans le monde ; et cela nécessite une certaine dose de violence. » écrit le peintre Sam Francis.

Bien sûr on dit le monde comme si nous en dehors, rapidité de langage. Des fois on dit décors, théâtre et on se voit en pantin. Alors on dit paysage et ça nous dit encore comment ça s’énonce depuis nous. Car jamais ça ne s’étend en plaines vallonnées. Il n’y a que notre regard qui dit maladroitement comment ça lui échappe et fini par se loger dans ce qu’il énonce.
C’est ça qui hurle. Est-ce qu’il ne reste pas dans le corps du langage quelque chose d’enragé et de plaintif abruti par la répétition comme ces deux-là attendant Godot ? Une croyance désespérée comme celle du Stalker de Tarkovski ?

J’avance dans les rues, déleste l’œil dans l’appareil photo que j’ai emporté. Le monde me renvoi des images comme j’imagine pour certains ce seraient plutôt quelque chose d’une musique, des formules mathématiques. La peinture est mon mode. Et Sam Francis, encore : « Voir le monde et peindre le monde ne sont pas la cause l’un de l’autre. Voir le monde et peindre le monde se produisent au même moment. » Il parle de synchronicité. Mais ce que je ne sais pas c’est si la peinture à ce moment est un acte de conquête de celui qui fabrique le monde à son usage ou un aveu d’impuissance.

« Il y a des choses qui ne peuvent pas être mises en mots. Elles se rendent manifestent par elles-mêmes. Et ce dont nous ne pouvons pas parler, nous devons le transmettre en silence. » (Wittgenstein)

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