On n’entend rien à cette magie

« On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses appliquées les unes sur les autres et dont les couleurs transpirent de dessus en dessous » Diderot

Ainsi procède la peinture quand elle se dissocie du dessin, du tracé et des contours auxquels elle est asservie parfois : l’image s’ébauche par des traces, des indications, les grandes masses. Comme un sculpteur dégauchit un bloc avant d’aller plus avant dans la définition des choses. L’espace de la toile est d’abord investi, balisé. Un mouvement s’esquisse. Les formes ensuite s’affinent, se précisent, se distinguent plus nettement. Prenant distance avec leur nature première, matériellement picturale, comme par une opération chimique, elles s’avancent dans l’espace du lisible. Après quelques moments équivoques, les mots refluent et nomment. C’est un biscuit, c’est une pomme, la silhouette d’un bois vers lequel serpente une route. D’une séance à l’autre, l’image monte doucement, comme un visage s’avance dans la rue, de plus en plus saisissant, imposant son relief. La composition s’affirme. Quelques nuances soutiennent cette prise de corps, lui donnent un pouvoir de pénétration accru dans la chair de la conscience. Quelques accents, pour marquer un cerné, un creux ou le reflet d’une saillance, finissent de tendre la peau, de fixer l’ensemble. Le peintre met la touche finale comme l’écrivain pose le point qui referme l’ensemble. On oublie les moyens et on se prend aux mots. Comme Diderot devant un Chardin, on peut dire : « il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger … ces fruits et les peler… ». D’un portrait allégorique de Janmot on tomberait amoureux, se suspendant à des lèvres qui n’en sont pas.
Certaines époques et certaines écoles ont porté loin le désir de fini par lequel la touche s’efface, la matérialité disparait pour offrir à l’image sa gloire. Il fallait que l’on oublie le doigt qui montre pour ne voir que la lune en son apparition suspendue et abstraite. Parfois d’autres exigences dictaient le geste : c’était choses à voir de loin, et comme on outre le maquillage de scène il fallait forcer le trait pour soutenir l’effet. Certains peintres dans leurs toiles anticipaient l’effet d’anamorphose d’un accrochage en hauteur comme on dit que Phidias sculpta plutôt trapue sa statue d’Athéna dont il savait que, hissée sur son socle, à quatre mètres de hauteur, elle retrouverait à l’œil ses proportions parfaites.
En trahissant la mise en scène, en détachant l’objet du point de vue ou du contexte dans lequel il se donnait à voir, ou à appréhender, les musées et les catalogues ont fait des œuvres et des objets rituels ou domestiques, comme des insectes piqués dans des boites ou des animaux empaillés, des objets étrangers à eux-mêmes, soumis à une existence, à une visibilité nouvelles. Ainsi s’approcha-t-on des peintures jusqu’à en voir la touche, la manière parfois enlevée et presque naïve de marquer certains reliefs, écrasés dans certains cas tout au pied de panneaux monumentaux mangés par les reflets de l’éclairage sur le vernis, louchant sur l’orteil d’un pied plus grand que nature dont l’ongle est marqué par la virgule d’un empâtement blanc. Les Nymphéas les plus abstraits de Monet comme les Corot les plus radicaux ont en partage d’ailleurs de produire cette impression que nous sommes là devant des détails ou des gros plans.
Les peintres en tirèrent-ils une leçon de peinture anachronique qui façonna la sensibilité moderne ? Ou l’histoire qui fit qu’aux corniches des musées et aux couvertures des monographies se décrochaient en belles lettres les noms de ceux dont la singularité ouvrait les portes de la légende accusa un désir plus grand de se démarquer qui passait par l’affirmation d’une manière ? Était-ce l’affirmation qu’on dirait lyrique d’un élan intérieur qui ne tiendrait plus seulement au pathos des figures et au baroque de la composition mais aussi à une façon dépoitraillée et hors d’elle de la peinture que le goût grec antique que l’on accordait au Laocoon avait bridé ?
Me sidère aujourd’hui l’espèce de désinvolture virtuose que se permet Velasquez, celle de Rembrandt, de Greco. C’est à eux que j’ai appris d’abord.
Certains ont dit des tableaux de commande, des portraits de cours, que cette esthétique que l’on apprécie aujourd’hui comme moderne était le résultat d’une économie pratique, le mélange d’une méthode éprouvée et du besoin d’aller vite, soutenus par un geste et un œil sûrs. Cela ne me satisfait qu’à moitié quand j’apprécie le caractère qui émane de certains portraits, leur humanité, leur délicatesse et leur vigueur mêlés. Et surtout cet état de grâce que produit l’économie plastique elle-même quand chaque touche se laisse voir dans ce qu’elle a de nécessaire et de juste, comme étrangère au labeur humain, sidérante. Ce sont les œuvres de la maturité qui témoignent le mieux de cette lisibilité du processus et de cette économie gestuelle qui font de ces artistes, comme l’on dit des grands maitres au japon, des trésors humains. Et l’on reconnait là ce qui nous fait considérer Hokusai comme un virtuose du dessin. Détachement ou désinvolture de ceux qui n’ont plus rien à prouver ? Que plus aucune convention ne bride ? Assurance et maitrise conquises ? Urgence ressentie par la fin ? Accréditant la remarque de Picasso à Lascaux, affirmant qu’ « on n’a rien fait de mieux depuis », l’alliance de l’économie, de la liberté plastique et de l’expressivité à laquelle s’accroche la modernité a une histoire plus longue que celle que l’on regarde d’ordinaire. Je n’ai jamais trop goûté Fragonard, hormis une ou deux toiles, non plus que Franz Hals, mais je dois reconnaitre que le mouvement qu’ils donnèrent aux figures auquel participe une fougue picturale singulière préfigure une manière d’instantané ¬¬— légèreté comprise — symptomatique des peintres de la vie moderne.
Les époques et les milieux ne font que tolérer ou refuser, redécouvrir ou promouvoir des esthétiques et des discours qui leur préexistaient sans être toujours bien visibles, comme un bateau dans une grosse houle disparait à intervalle plus ou moins régulier, selon les perspectives et la sensibilité du moment. C’est comme la vie, ouverte et riche, profuse avant que les circonstances sélectionnent certaines options, mettent au contraire un terme à d’autres. Le « far presto » du Tintoret était, à en croire les témoignages de ses contemporains, énoncé au XVIème siècle plutôt comme un reproche, la marque d’une impétuosité qui lui faisait manquer la Beauté idéale, que comme une avancée plastique. A D’Aubigny encore, trois siècles plus tard, Théophile Gautier reprochait qu’il se contente d’impressions et que ses œuvres manquent de fini. On y regarde aujourd’hui différemment. La chose était là, au moins comme possible, émergeant localement et ponctuellement.

Avec Delacroix, la chose est plus affichée encore. Elle est dite : « Il en est des poèmes comme des tableaux : ils ne doivent pas être trop finis ». Il s’agit de conserver en l’œuvre achevée le mouvement de son élaboration, ces jeux dans les touches qui leur confère une certaine mobilité. D’importer dans l’œuvre le charme et la spontanéité de l’étude et du croquis. Après s’être familiarisé avec la technique de l’aquarelle à l’occasion d’un voyage en Angleterre en 1825, les carnets qu’il réalise lors de son voyage en Afrique du Nord, en 1832, serviront de matrice à nombre des tableaux réalisés des années plus tard. Paysages et figures saisis sur le vif, impressions notées sur l’instant.
C’est le peintre Eugène Isabey tout juste rentré d’Alger qui avait été d’abord pressenti pour accompagner la mission diplomatique commandée par Louis-Philippe avant que celui-ci se désiste. Se croiseront-ils dix ans plus tard à Étretat ou sur ces côtes normandes où devaient s’esquisser les premiers tableaux impressionnistes ?
Delacroix entendait-il, introduire dans l’œuvre cette part de vague qui caractérise l’imagination et la mémoire, lui qui note dans son journal que ce qu’il apprécie des choses est indissociable des souvenirs qu’il leur accole ? Accréditait-il la remarque de Balzac observant que « toute poésie procède d’une rapide vision des choses » ?
Un siècle encore après c’est cette part plus radicalement encore équivoque et lacunaire qui fait dire à Marcel Duchamp que « c’est le spectateur qui fait l’œuvre », insistant sur la part laissée à l’interprétation.
Aujourd’hui on a appris à se détacher des exigences esthétiques, des compétences à quoi on reconnaissait du métier pour gouter au caractère vrai de l’instinctif, du brut, du gauche, de l’expressif. L’attention s’est déplacée. L’art des naïfs et des fous, des enfants ont rejoint celui des professionnels et l’ont infusé. Un artiste comme Walter Swennen peut observer que « Tout ce qui est réussi a quelque chose de nonchalant ».
Mais je ne peux m’empêcher de revenir à D’Aubigny, à Théodore Rousseau, à Corot, puis à Boudin, Pissaro et Monet pour ce relâchement ahurissant de la facture que l’on pouvait voir ici et là chez d’autres peintres du XIXème, non nécessairement affiliés à L’Impressionnisme ou à l’école de Barbizon. J’ai ainsi dans mes fichiers un portrait de Ramon Cassas dont m’ébahit l’arrière-plan, quelques toiles de Joachim Sorolla à propos duquel un critique écrivit au début du XXeme siècle qu’il était le « fils de Goya, petit fils de Velázquez », et de Monticelli qui annoncent Auerbach, De Kooning ou Leroy. De Sorolla j’ai relevé cette remarque qui pourrait être de Monet « poursuivant, comme disait Cézanne, l’insaisissable nuance des effets » car « Rien n’est immobile dans ce qui nous entoure. La mer se crispe à chaque moment, les nuages se déforment, en se déplaçant ; la corde suspendue à ce bateau oscille lentement ; cet enfant saute ; cet arbre plie ses branches et les soulève à nouveau… mais même si tout était pétrifié et fixe, il suffirait que le soleil bouge, comme il fait sans cesse, pour donner un effet différent aux choses… il faut peindre vite, pour ne rien perdre de ce qu’il y a de fugace, qu’on ne retrouvera plus ! »
Plusieurs fois j’ai vu brossés des ciels évoquant une palette sur laquelle en taches de diverses dimensions on vient essayer et ajuster une teinte, décharger un pinceau. La toile basculait mentalement pour se donner comme un plateau de table, à concurrence du paysage figuré, un peu à la manière de ce qu’entreprirent Paul Sérusier et les Nabis dès 1888. Bientôt, avec la série sur la cathédrale de Rouen, le paysage rencontrera le mur. Des fumées trainées par une locomotive traitées en réserve, cavalièrement. La confusion visuelle de haubans et de mats, de fanions rendue à ce qu’elle est en l’absence des mots qui désignent et discriminent. Dans un souci réaliste non plus focalisé sur un mimétisme photographique mais désireux de rendre le mouvement de la vie.
Dans les toiles de la Grenouillère que peint Monet en 1869, les scintillements des rides à la surface de l’eau se confondent aux silhouettes qui nagent, aux têtes qui émergent, rendant l’aveuglement. Et que l’on regarde le drapeau claquant au vent dans la toile de L’hôtel des Roches Noires à Trouville, de 1870, qui, bien qu’au premier plan et devant, selon les principes de la perspective atmosphérique, être crédité de la plus grande définition, consiste en des trainées de couleurs tremblotantes posées à même le fond écru de la toile laissée en réserve, et mal cernées par le bleu du ciel. Quand, et chez qui avait-on pu voir un pareil traitement au service du rendu du mouvement ?
Regardant à nouveau une petite toile de la plage à Trouville datée de la même année représentant sa femme Camille abritée d’une ombrelle en compagnie probable de Mme Boudin je ne pouvais m’empêcher de revenir, hypnotisé, à ces larges coups de brosse blancs par lesquels Monet marquait sur la partie de la robe échappant à la protection de l’ombrelle l’éclat mordant de la lumière et qui, dans un même mouvement, simultanément, se donnaient comme tels, quittant l’espace illusionniste de l’image pour accuser la surface en mettant à nu la matière même dans sa manifestation concrète.
Moins de dix ans après, Eadweard Muybridge met au point ce qu’il nomme la chronophotographie. Monet peint par trois fois selon une vue identique La Seine à Lavacourt. Un peu avant, c’est le chemin de halage à Lavacourt ou le petit bras de la Seine à Vétheuil à cinq ou six reprises, dans des teintes différentes. Aurait-il eu le souci de nommer ce à quoi il travaillait au long de la courbe du soleil, peut-être aurions-nous dans notre vocabulaire le mot de chrono-peinture.
Je pense à quelques toiles de Daumier, contemporain de Monet à une poignée d’années, dont Baudelaire disait qu’il était l’une des figures les plus importantes de l’art moderne, et dont la vie que l’on reconnait à ses œuvres tient précisément au manque de définition et de cerné que l’on constate à ces choses entraperçues, juste croisées et dont ne subsiste un instant, fugace, que l’impression. J’ai eu longtemps au mur de ma chambre d’adolescent une reproduction de sa Blanchisseuse remontant d’un quai à contrejour qui me semblait à chaque regard que je portais sur elle de poser à l’instant même le dernier pas et une longue ébauche où se découpaient, à peine esquissés les silhouettes de Sancho Panca et de Don Quichotte arrivant sur un cadavre de mule étendu en travers du chemin. A la différence du Verrou de Fragonard que je trouvais sur-joué, trop intelligent, c’était pour moi à l’égal de Cartier-Bresson un pur représentant et un maitre de « l’instant décisif ». François Bon a écrit un très beau texte à propos d’un tableau du musée de Lyon sur lequel on voit, cadré très haut, un petit groupe, des passants : « Encore est-ce brumeux, ombré, les silhouettes se fondent dans le noir, comme si nous, humains, n’étions que bref surgissement depuis rien, fonds opaque en brume et bleu. Passants : l’homme devant est sombre et muet, ils sont serrés les uns contre les autres comme si derrière on les serrait tous ensemble à la ceinture, l’humanité un paquet, des éclats qui tranchent où plus rien qu’une caricature, des cols, des poils, les bouches comme si l’haleine, vous imaginez l’haleine et puis. Juste ce raclement de matière, l’image comme creusée dans la toile sombre plutôt que les couleurs posées sur elle. Cela se défait au bord, c’est un rêve. C’est vous quand vous vous souvenez de la rue ». Ce que peint Daumier ce n’est pas tant l’homme ou le groupe, mais comme ils sont passants ; l’éphémère, « l’imparfait du regard ». Et sa modernité est aussi celle de la ville en ce qu’elle est mouvement : « on doit contraindre l’art à l’instant, aux formes pauvres et arbitraires qui restent quand on enlève la durée, mais qui remettent l’artiste en prise avec le monde au plus proche, et la capacité d’arracher cette taie qui est ce que le réel occulte de sa propre instance de vérité. »
(…)

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