Or, j’embarquais le soir même pour Venise par le train de nuit.

Quelques réflexions à partir des sculptures d’Oriane Déchery

Or, j’embarquais le soir même pour Venise par le train de nuit. J’avais d’abord roulé de Carpentras à Dijon, essuyant dans les alentours de Valence un déluge de pluie opacifiant le paysage comme si j’avais dû traverser la Tempête de neige de Turner, confondant le route et le reste en un frotti de nuances grises ponctuées par les lumières rouges des véhicules me précédant. La pluie drue contre la carrosserie étouffait complètement la radio et j’aurais pu me croire un instant sujet à une sorte de malaise, à peu près sourd, à peu près aveugle, crispé sur le volant, projeté à travers l’espace et le temps.
Un peu plus tôt ou plus tard sur la route, j’avais eu un regard pour les éoliennes que les reliefs font émerger au bout du regard avant de les perdre et les retrouver enfin toutes proches dans un dernier mouvement. M’y était suspendu rêveusement tout en les laissant pivoter sur elles-mêmes, les unes glissant en retrait des autres en une chorégraphie très sobre. Sans doute, je n’y ai pas regardé aussi longuement que je le crois, mais les rencontres précédentes s’agrègent en un moment composite, artificiel qui distend l’instant réel comme un surcroît d’attention semble parfois ralentir les objets que l’on regarde à la manière d’un effet de cinéma. J’ai griffonné à la hâte quelques mots, appuyé sur le plat du volant, tentant de remonter dans cette fascination pour leur poésie singulière, dressées, monumentales au milieu du ciel comme de grandes fleurs pures. Chaque fois, à les croiser sur le bord des routes, les tourner dans l’œil à la fenêtre dans un trajet en train dont elles deviennent un moment spécial du voyage, on se laisse longuement aller à la contemplation de leurs girations lentes. « Brasse les mouvements de l’air », « caresse l’impalpable ambiant », « vertige du temps ».
Après un interminable voyage, enfin assis sur le rebord du lit de la chambre que j’avais réservé à proximité des Giardini, je fixais un instant le mur avec l’impression de le voir s’esquiver sur lui-même dans un mouvement de coulisse. Me revenait avec retard, comme persiste un instant dans l’œil, tatouée sous la paupière l’empreinte d’une lumière vive capturée peu avant, mais dans tout le corps, ce mélange d’immobilité et de mouvement auquel j’avais été sujet dans ma couchette, les yeux tantôt fermés, tantôt rendus à la veilleuse bleue qui trouait le plafond. Allongé en repos bien que transporté à grande vitesse à travers la nuit, sa durée et ses paysages, j’avais plus ou moins rêvé de routes ou de dérives, si bien qu’au bord du lit, parvenu au terme du périple, je m’en trouvais encore à démêler des sensations contradictoires, tentant de les équilibrer dans l’idée d’un déplacement, d’une courbe.
Ce sont ces sensations conjointes d’immobilité et de vertige lié aux grands espaces du temps, évoquant l’équilibre des astres qu’appellent les pierres. J’en avais observé plusieurs au matin dans l’atelier d’Oriane Déchery, constatant comme elles étaient singulièrement présentes dans ses assemblages. Morceau de tomette ancienne, de mosaïque, bloc patiné, éclat de plâtre ramené de Sarajevo, dalles laissant apparaître des rivières ou des pleurs dans leurs veines accompagnés de bouquets de « mauvaises herbes », de petites photographies noire et blanc créant jusque dans son salon, dans sa salle à manger de petits lieux qui accompagnent, comme j’avais lu chez les peuples Inuit la pratique des Inuksuit, empilements de pierres adoptant forme humaine et dont la traduction littérale dit qu’ils ont « la capacité d’agir comme un être humain ».
Fragments déposés témoignant muettement des événements qui les ont tournées, du temps dont elles ont été les passagers, les pierres qui retiennent Oriane Déchery contribuent à donner à ces humbles installations une dimension particulière, une ampleur sensible qui dépasse l’instant dans lequel elles se donnent à voir comme l’espace effectif qu’elles occupent pour atteindre ce qu’Hegel nomme die grosse Zeitlichkeit, « la grande temporalité », étendue vertigineuse conjointe des vastes espaces dont les « silences éternels », comme le notait Pascal, effraient parfois, étirant la conscience jusqu’à son point de dissolution.
Chaque élément raconte son voyage, témoigne et instaure dans un langage non verbal qui épouse les sensations un déplacement, une exotique. Pareil à ces pierres creuses dont Caillois évoque la liqueur primordiale qu’elles contiennent, comme un passager du temps. Images, pierres, plantes, socle de circonstance s’associent comme dans les cartes heuristiques des rêves pour former une sorte de paysage sensible ou de paysage mental. Des images glissent les unes sur les autres, caressantes, pareilles aux vagues sur un rivage, mêlant leurs langues, fluides et minérales.
On aurait dit de petits autels, résumés synthétiques des vertiges qu’offre le monde à la conscience, des reliques mémorielles de sensations fugaces notées en ces sculptures lapidaires, des formules semblables un peu à ces cartes marines polynésiennes très anciennes appelées Rebbelibs, Medosou ou Mattangs, faites de bois liés et de coquillages que j’avais vu une fois.
De ces équilibres apaisés j’avais extrait le souvenir d’une image de fouilles archéologiques montrant une coquille extraite de terre dans le site de Blombos, en Afrique du Sud. Par-dessus était posé un galet rond que l’on sentait convenir au creux de la main et à proximité quelques reliefs d’ossements, une pierre noire tendre. Le commentaire disait les restes dans le fond du bivalve d’ocre mêlée de poudre d’os, le dépôt sur les parois comme sur les bords d’un verre dont le contenu s’est évaporé, la date de 80 000 ans « before present ». Un paysage là-aussi, témoignant des gestes anciens dans un atelier d’images.
Par-dessus, immuable, le ciel. Celui-là dont les changements laissaient prédire les augures dans le cadre que traçaient les oracles et qu’ils nommaient templum. Ce ciel qui est sans doute le point de jonction entre l’expérience qui est la notre aujourd’hui et celle de nos lointains ancêtres, couvrant tout et en travers duquel se fixe d’une saison à l’autre les mêmes points lumineux. Ce ciel qu’Oriane Déchery a photographié à plusieurs reprises, retrouvant cette fascination intemporelle, comme tentant de lire dans l’aveuglante étendue, dans les cataractes souples quelque chose d’insondable, de lointain et qui nous rejoint.
Invité dernièrement par un ami à me repencher sur Proust, je suis retombé sur cette conférence que lui consacre Claude Simon. Une « causerie » dit-il, et qu’il introduit par une longue citation de la Recherche. « Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Blabec, l’idée que j’étais sur la pointe extrême de la terre… ». Phrase en apparence anodine mais qui condense à sa manière tout le mouvement du livre comme je m’imagine pouvoir résumer le travail d’Oriane Déchery à ce que transporterait une de ces pierres.
Chez Proust, le poisson déposé dans l’assiette du restaurant de Balbec échappe au champ réduit de l’instant présent (« au contraire des couteaux et des fourchettes ») pour évoquer les temps les plus reculés des primitifs « Cimmériens » et faire métaphore de l’ouvrage même dans son architecture : le poisson comme « polychrome cathédrale de la mer ». L’image est belle et dresse dans son ampleur l’exploration ouvragée du temps vécu. Moi, j’échafaude mentalement une cathédrale semblable reliant cet archipel de pierres et de signes traversé le matin dans l’atelier, pareil que l’on lie les étoiles sur nos cartes du ciel ou qu’on pourrait lier les pointes de chacune des feuilles que jettent autour d’elles certaines plantes méditerranéennes. Les volumes qu’installe Oriane Déchery sont un peu comme ce poisson transportant avec lui les rumeurs du temps et de l’espace au milieu des objets ordinaires du présent, lampe, cendrier, briquet, vase.

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