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Et je me retrouve à pousser mes petites réflexions, à nouveau. Je m’étonne parfois de ce que je m’y autorise sans la moindre légitimité (certains au moins ont un diplôme, ou à défaut une solide expérience de vie). Manque de connaissances, intelligence somme toute assez ordinaire, sensibilité qui n’atteint pas les extrémités où la folie est au bord laissant envisager une intensité singulière… Est-ce le fait d’avoir considéré l’exercice d’abord comme un journal, un boudoir où écrire consistait d’abord à écrire pour soi-même, pour s’aider à penser ? Une franche inconséquence ou naïveté qui me fait considérer d’abord le dépôt et partager d’abord le doute, l’incertitude, le désarroi ; considérer tout cela comme des amorces demandant à être approfondies, poursuivies, portées plus loin et plus haut par ceux qui en ont la capacité. Des appels en somme. Et puis avant tout peut-être un témoignage et pour moi-même, comme en miroir, de ce à quoi je suis pris. Ce soir une fois de plus me frappe l’insignifiance de tout cela, la prétention qu’on pourrait y lire à proportion, considérant que ces naïves pensées se sont regardées, se sont écrites, se sont publiées. Pourtant je n’ai aucune illusion : Je n’écris depuis aucun savoir particulier, depuis aucune compétence, depuis un lieu qui n’est ni plus singulier ni plus significatif qu’un autre. Qu’est-ce que j’espère atteindre ? Sans doute moins aujourd’hui qu’hier. Mais dire le désarroi, l’intranquillité, aide peut-être à l’apaiser. Déposer dans « l’ordre second de l’écrit », comme le dit Bergounioux, témoignage de quelques émotions sensibles ou intellectuelles contribue-t-il à les exacerber. Une manière de ratifier le « ça a été », dans toute son épaisseur. Je pense à Artaud, ses poèmes qu’il confie à Rivière, bancales, hétérogènes ou irréguliers mais témoignant par là même du lieu depuis lesquels ils s’énoncent ou tentent de se formuler, comme les fameuses photos du Zonderkommando disent la précarité de leur possibilité comme vue et comme témoignage. Pourtant il ne s’agit pas d’un simple dépôt brut, même si je cherche à conserver le plus possible le mouvement premier dans son obscurité ou sa confusion, son urgence. Sitôt confiées à la page, écran ou carnet, tout se terni et retombe. Alors il s’agit de réanimer ou réactiver. Les phrases sont comme des étais, une manière de recontextualiser le mot dans son surgissement. Au fur et à mesure la chose se complique, se déplace. « Il ne faut pas, confie André Du Bouchet, que ces mots précipités restent à l’état de dépôt sans vie. Il ne faut pas qu’ils basculent dans un rapport de révolu, qu’ils deviennent des vestiges ». Pourtant, à regarder d’un peu loin toutes ces notes accusent leur difficulté à édifier, des manières de bricolages un peu gauches ou maladroits. Et l’incapacité que j’ai à poser ne serait-ce qu’une idée claire, nette, structurante m’apparaît dans le même temps comme un aveu ou un constat de l’inconséquence de ces clartés.
Chaque fois que j’entreprends un peu de sonder la solidité, la pertinence d’une pensée, celle-ci s’effrite devant moi et c’est le chemin lui-même, le plan d’énonciation qui se trouve invalidé, ruiné. La pensée n’a plus rien sur quoi s’appuyer. Il semble que rien ne puisse se construire : cadres, limites, plans, espaces et figures distinctes se donnent pour illusions. Tout n’est que récit, pharmakon, manière de se rassurer, de se préserver du vide, du vertige et il me semble comme dans les personnages de Tex Avery qu’il n’y a qu’à regarder le vide en-dessous de soi pour s’y laisser prendre et tomber effectivement alors que ne pas y avoir prêté attention permettait de poursuivre. Mais parfois on sort du récit, on se retrouve nu ou seul et le décor tout autour tombe sur lui-même, l’illusion ne vous soutient plus. Il me semble à la fois écrire depuis cette désillusion et en même temps m’en prévenir par le fait de l’écrire, peu ou prou d’en faire récit. A l’instant même cela se redouble et s’annule. L’histoire humaine se loge-t-elle sans doute dans cette conjugaison, sa possibilité, se défaisant et se reconfigurant sans cesse. On se raisonne : il faudrait pour énoncer quelque chose être certain d’avoir une vue claire de la situation, une perception affinée, une connaissance approfondie, dépliée. Avoir toutes les cartes en main, comme on dit. Cela est-il seulement possible ? Se taire alors, écrasé par le vertige du réel ? Ou n’avancer que dans les ajustements, la précarité, qu’à petite échelle, comme des gesticulations dérisoires pour ne pas se laisser engloutir, du moins pas sans s’en défendre ?

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