Pierre Soulages : la creusée vertigineuse de l’évidence

Les tableaux de Pierre Soulages sont des téléviseurs éteints et qui, cessant de renvoyer continuellement à tout autre chose qu’eux-mêmes, s’affirment non plus comme supports mais comme objets dont le silence déploie la forme. Ou, plus précisément, dont la solitude silencieuse renvoie à cette façon qu’ont les objets de s’affronter au vide, de tenir place dans le monde. Ils ne s’agit plus pour eux de porter les signes qui interprètent le monde, mais de dresser une présence qui se distingue de l’alentour en affirmant sa singulière intensité. Et je dois dire que je ne connais rien d’aussi émouvant qu’une forme affrontée à l’étendue. Sans doute parce qu’elle ne biaise pas, s’affirme dans une évidence nue. Très certainement aussi parce qu’elle nous renvoi à notre propre présence au monde et en réveille l’expérience. Dans leur raffinement brut, ces grandes peintures frontales comme des murs, parfaitement opaques et même légèrement en retrait des jeux de lumières qui les animent, appellent les mêmes sentiments que le fait une stèle, un menhir, ou ces quelques autres objets plantés comme dans l’espace et dans le temps, polis de leurs frottements : on y perçoit une dignité « malgré tout », une gravité mêlée d’humilité, une certaine compacité et une manière de s’abstraire, comme ces grandes œuvres énigmatiques que l’on attribue à des êtres extraterrestres, faute de pouvoir les lier à l’ordinaire des hommes de ces époques. Car ces œuvres échappent à la continuité
narrative, créent leur espace propre dans lequel elles se tiennent en repos. Si leurs significations nous échappent, elles n’en continuent pas moins ou peut-être justement, elles ne font que davantage nous retenir, nous convoquer dans notre présent. C’est dans cette voie que la peinture de Soulages insiste, dans sa grande affirmation, radicale, de se distinguer du lisible, de ne renvoyer à rien d’autre qu’elle-même, son immanente visibilité de chose. Est-ce que ce formalisme est un évidement ? Peut-être. Un abîme, même. La creusée vertigineuse de l’évidence de l’être ? Dans évidence, le mot évider.

2 Commentaires

  1. rene chabriere

    Autant j’aime la démarche, autant j’aimais ses premières peintures, autant le « tout en noir », me semble devenu un système répétitif, qui enferme la pratique de l’expression artistique, dans rapport qui devient un procédé, comme ce qui se passe avec les peintres qui découvrent une façon de faire et s’y emprisonnent ( voir jackson Pollock)… Il me semble qu’avec la reconnaissance nationale et internationale qui est la sienne, P Soulages, pourrait se risquer à produire quelque chose de plus neuf, bref d’avoir l’audace de changer quelque peu de procédé – pour nous montrer autre chose..

  2. pop corn

    Je crois qu’il y a une infinité de variations et de gestes dans ces « outre noirs » qui les font ouvrir des mondes très différents. Cela m’aurait suffit pour la difficulté que c’est de se tenir aussi longuement sur le fil mais justement il y a ces jeux de contraste n&b récents qui montrent encore d’autres ouvertures qui peuvent peut-être évoquer par certains aspects les gravures et gaufrages qui accompagnèrent les brous de noix.