questions sur les noeuds

Sur son mur on pose un fragment de Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». C’est comme une Marianne sur laquelle on a collé une larme. Quelque part la sentence rassure, elle situe. Collectivement. On colle sur nos profils, par-dessus nos têtes des blasons qui affichent la tristesse collective, anonyme qui nous traverse. Nous en sommes là, nous sommes là dans ce lieu obscur dans lequel se purge une part de notre histoire, une part de cette violence dont, dit-on, l’existence moderne ne sait trop quoi faire sinon la retourner sur elle-même. On peut alors se dire que c’est conjecturel, que ça va passer. Qu’on est juste tombés dans cet entre-deux, cet intervalle. Que c’est presque normal, dans l’ordre des choses. Hier on était un carré noir, un Charlie, un drapeau, demain nous serons en terrasse. Il y a des phases, des hauts et des bas. Mais, écrit encore Gramsci, « la crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ». Il nous faudrait fabriquer un avenir où nous projeter, parvenir à dessiner ce « monde nouveau » succédant à l’ancien qui pourrait accueillir le soi prochain. Mais pourquoi ce monde autre, arraché à l’ancien ne parvient pas, ou, comme l’écrit Gramsci, « ne peut pas naître », engendrant cet état comme perpétuel de « crise » auquel les plus jeunes d’entre nous sont accoutumés comme à un bruit de fond ?
A se vautrer dans le présent a-t-on oublié, désapprit à forger cette poche d’air qui l’appelle à se déplacer qu’on appelle le futur ? Perdu l’inspiration.
Bernard Stiegler décrit depuis quelques années les êtres désorientés que nous sommes devenus, avec le sentiment d’être en retard sur tout, se courant après sans s’atteindre. L’attachement aux objets à concurrence d’un attachement à des idées est devenu la norme. Le paysage médiatique qui nous environne est constitué dans des proportions accablantes de logos, d’enseignes, de publicités, ayant pour fonction de capter l’attention aux objets par le biais du marketing, les divertissements télévisuels étant voués comme l’avouait de manière pragmatique et décomplexée un directeur de chaine à « fabriquer et à vendre du temps de cerveau disponible » pour les annonceurs. Nous sommes happés par le présent toujours renouvelé de la société de consommation. Les termes, écrit Stiegler, nous les connaissons depuis longtemps : mondialisation, financiarisation, révolution conservatrice portée par l’école de Chicago (Tatcher, Regan…), capitalisme financier qui contrôle tout ça au niveau planétaire, substituant le marketing stratégique à l’état, le groupes multinationaux imposant leur modèle de développement spéculatif (edge founds etc.). Tous ces « coups » commerciaux que jouent les grands groupes les uns par-dessus les autres dans le tourbillon des modes, le jeu de l’obsolescence programmée, fabriquent un régime de l’immédiateté permanente, avec succession, temps haché, entravant la possibilité de se projeter. Le long terme est perdu de vue, remplacé par les pulsions, l’immédiateté angoissée sur laquelle s’est calqué le tempo politique. Une part de la population est anesthésiée par le fatalisme de celui qui se sent pris dans un flux dont il ne parvient pas à trouver la volonté de s’échapper. Nous sommes comme impuissants. On le sait mais on n’en sort pas et désespère de ne pas parvenir à faire le geste qu’il faudrait. Enveloppé par un idéal de consommation anxiolytique. Certains groupes se payent les services de sociologues, de psychologues, exploitent l’avancée des neurosciences, court-circuitent les libertés individuelles en parasitant les serveurs par lesquels circule le contenu Internet afin de produire un marketing de plus en plus redoutable apte à franchir les barrières psychologiques pour s’installer au cœur des envies, des désirs, de la volonté. Une emprise de plus en plus profonde qui fait de nous l’exacte symétrique de ces animaux, de ces végétaux que l’on exploite, qui ne sont plus être vivant que comme objets d’exploitation. Nous avons été joués.

Ou, hypothèse qui prolonge ces observations liminaires, incapables d’envisager ce futur comme radieux ou tout du moins positif, nous n’espérons plus pour clore cette impasse qu’une fin du monde ? Pour citer Duras : « que ce monde ailles à sa perte ». Plutôt que cet état perpétuel d’incertitude, de mal-être, d’angoisse, une fin tragique et collective qui nous rassemble tous, puisque nous n’y parvenons pas nous-mêmes. Quelque chose qui ne soit plus conjectures, rumeurs, débats contradictoires mais réalité nette, ou le retour par-dessus les palabres d’une réalité nette à laquelle s’en remettre. Une part de nous réclame en schizophrène à notre encontre : « faites le taire » ! Il n’y a que cela aujourd’hui pour galvaniser les foules. Qui a peur de ces fins de monde que l’on aime à s’annoncer ? Une excitation presque euphorique monte, les caméras sont fixées sur quelque point vide par où ça pourrait venir. Ce serait une issue à la confusion ambiante, sa stagnation, qu’enfin quelque chose éclate, se manifeste. Comme de crever l’abcès. A la fin on est presque déçus que ce ne soit pas encore, on se donne rendez-vous pour une prochaine fois. Si ce n’est aujourd’hui ce sera demain ou le jour d’après. Seule certitude, seul désir : ça va finir.

Marie Cosnay tentait dernièrement sur son blog la synthèse de ces analyses qu’en ce moment on s’échange sur les réseaux sociaux : « Qu’on assiste à une islamisation de la radicalité (Roy), que les jeunes qui portent une violence (comme dans les années 70 certains voulaient violemment en découdre ) sont des produits d’époque, ont choisi la marque Da’ech qui proposait la plus grande violence (Liogiet), se radicalisent en chambre dans un contexte d’exclusion sociale (Khosrokhavar), que le récit Da’ech fonctionne auprès de jeunes qui ne font pas groupe, l’endoctrinement est individualisé, parfois il est très kitch, les garçons en chevaliers et les filles en princesses de chevaliers (Salmon). Derrière ce pauvre récit il y en a un grand, qui nous fiche des frissons : celui de l’apocalypse, de la fin des temps ».
Peut-être, comme l’écrit Boris Cyrulnik, « la violence, jusqu’aux années 60, était adaptative. Les ouvriers travaillaient douze heures par jour et six jours par semaine. Le travail était violent, les rapports sociaux aussi. En 1937 (quand il est lui-même venu au monde), il n’y avait pas de caisse de retraite, pas de sécurité sociale, donc la violence des hommes était une valeur pour s’adapter à la violence du monde. Les femmes méprisaient d’ailleurs les hommes non violents. Elles les appelaient femmelettes, omelettes… Les mères méprisaient leur fils s’il n’était pas bagarreur. Et puis, après les années 60, il y a eu la croissance économique et l’émergence des droits de l’homme. On s’est demandé alors si la violence était vraiment, dans notre société, une manière de vivre ensemble et d’être heureux ».
Peut-être qu’à l’inverse de l’idéal rousseauiste, du communisme primitif qu’envisage Pierre Bergounioux, la violence est de longue date inscrite au fondement de nos sociétés humaines, comme semble l’observer l’anthropologue Maurice Godelier, et dans l’inégalité qui les structure ?

Peut-être que nous n’avons pas autorisé le futur, que nous nous sommes enlisés, accrochés à un passé qui nous hante, culpabilise, fourvoie, vice notre présent. Nous ressassons cette défaite de l’humanité, de l’esprit qui mine tout projet. Nous avons toujours ces évènements en travers. Nous avons hérités du XXème siècle un mémorial pour chaque village, un nationalisme fier servi par un drapeau ou un coq, un corps affaissé, des poilus à baïonnettes, des listes interminables de noms et des listes d’absents. Les monuments aux morts, ces monuments de deuil et de fierté nationale m’ont toujours été douteux, dressés derrière un enclos fleuri à chaque date anniversaire, dont les angles étaient parfois marqués par des obus transformés en potelets. Ils me rappellent à cette affiche de propagande pétainiste où la maison qui doit faire envie et rassurer est celle qui, bien propre, dresse les mots travail, famille, partie. Des listes, donc, dans la pierre ou le béton, pour notifier le débit laissé à ceux qui viennet. Et tout autant de non-dits. A Paris, un palais, Porte dorée, étale sur ses murs en bas-reliefs assyriens l’exploitation coloniale des peuples et des ressources. Les hommes et les femmes qui y sont représentés, courbés sur leur beauté exotique ne sont qu’une main d’œuvre occupée à extraire les produits qui nourrissent l’Europe. Inscrits en relief comme des légendes à ces cartes postales : cacao, arachide, palme, charbon, sucre, coton… On apprend par cœur dans les écoles aujourd’hui l’inanité humaine qui a connu son apogée au siècle dernier. Le XXème siècle : deux guerre mondiale, des camps, des massacres, la Shoah. « La mémoire, écrit Camille de Toledo, devient un état d’ébriété macabre ». Le passé nous retient par la culpabilité, par la honte, la désespérance, mine toute velléité. « Quand quitterons-nous le XXème siècle », sa tristesse, le marécage de la mélancolie dans laquelle une part de nous s’enlise, se laisse descendre ?

Peut-être que le Djihad que mènent les kamikazes d’aujourd’hui n’est qu’une façon de se porter soi-même au-devant de cette fin annoncée inéluctable ? On revoit ces images du 11 septembre 2001, lorsque des tours en feu tombaient des corps. Les corps de ceux qui avaient préféré se défenestrer plutôt qu’attendre d’être mâchés lentement par les flammes et les gravas. Le suicide. Aller au-devant de l’inéluctable. Les uns n’avaient-ils pas poussé les autres dans ce mouvement morbide en désignant le cratère sombre à venir ? Mais il serait vain de chercher à savoir lequel avait commencé. On en était tous à tomber. Seul bénéfice du martyr, l’histoire dont il se persuade qu’elle serait pour lui une issue favorable et qui donne alors ce qu’il faut de jambes pour se projeter à travers le désespoir dans un déchainement de violence. La guerre sainte proposant alors ce projet qui faisait défaut. Sauf qu’avec ce monde il aurait fait le deuil du vivant : ce sera ailleurs que le nouveau règne se réalisera. Puisqu’ici il n’y a qu’un mur, une impasse, imaginer l’issue ailleurs. Ici c’est fichu, pourri. En face on sera mort pour quelque idéal de démocratie, de paix ou de liberté, une autre forme de martyr. Chacun emporte raison pour soi. « Notre désir de consolation… », écrivait Stig Dagerman.
Il faut apercevoir la fascination qu’exerce la violence. Si nous devions dénombrer les meurtres que tournent en boucle les séries qui font l’arrière-fond de la télé, le quotidien d’une grande partie de la population, un génocide deviendrait anecdotique. Godard dans A bout de souffle en a parodié la scénographie dans l’agonie répétée et étirée de Belmondo sous les balles. Antonioni a restitué à une explosion, dans Zabriski Point, sa capacité à absorber tout le champ mental, à retenir l’attention, s’étirer dans la conscience comme une caresse. Aujourd’hui les caméras et téléphones portables accompagnent les exécutions. On en fait le point d’attraction de nos récits comme les tabous, les interdits exercent leur pouvoir. Boris Cyrulnik parle de mises en scène sadiques d’ « érotisation de la violence ». « Les SS disaient: «Vive la mort!» Ils aiment la mort, celle qu’ils donnent et celle qu’ils reçoivent. C’est un acte d’érotisme sadique ».

De nombreuses analyses ont été diffusées : pour certains une lecture littérale, extrémiste des textes religieux a sa part dans l’islamisation du terrorisme. Mais reprendre littéralement certains passages de l’ancien testament commun aux trois grands monothéismes porterait une semblable violence ou intransigeance choquante pour nos sensibilités modernes. Pour d’autres il s’agit davantage d’une « islamisation de la violence » et qu’une violence subie et retournée s’accorderait à ce qui serait l’offre la plus séduisante du moment ou son vecteur le plus actif. Quelques récapitulations historiques ont mis en cause des manipulations séculaires de l’occident, l’impérialisme américain, la « drogue dure » que constitue le pétrole. La situation ressemble a un tel sac de nœud qu’il paraît improbable que l’on puisse espérer à court ou moyen terme le dénouer. Jean-Luc Nancy parle de « l’inextricable complexité des genèses, causes, enchaînements de processus manifestement enchevêtrés et enveloppés dans une conjoncture mondiale de grands affrontements économiques et géopolitiques ».

Nous énonçons avec fatalisme, quelque peu désespérés de nous-mêmes, que nous sommes incapables visiblement de tirer les conséquences du passé. Le « devoir de mémoire », ce ressassement ad nauseam des exactions qui constituent l’ombre de notre histoire, semble incapable à nous épargner de rejouer ou continuer ce que nous qualifions pourtant d’erreurs du passé. En un sens le passé ne passe pas. Le présent court sur son erre. Nous sommes sourds aux appels de la raison. Nous faut-il vérifier l’impasse ? « Ce à quoi l’on n’a pas accès par l’expérience vécue, on n’a pas d’oreilles pour l’entendre », écrit Nietzsche. Vérifier la violence des violences, la mort des morts, comme on purge l’imaginaire ?

(…)

Image : Luiggi Ghirri

1 Commentaire

  1. Nathalie Si Pié

    Bonjour,

    Merci de m’envoyer vos articles fort intéressants!

    Cordialement.

    Réponse

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