Roxane Lippolis, l’estampe et ses au-delà.

L’histoire de l’estampe, participe d’une première industrialisation que l’on peut faire remonter aux premiers ateliers de taille de silex et autres fabrications en série dont témoigne le néolithique, aux premières monnaies frappées ou aux moulages de poteries et de statuettes votives pratiqués dans l’antiquité gallo-romaine avant que les premiers typons permettent d’exploiter le motif imprimé dans l’artisanat textile.
Dès le IXe siècle au moins en Asie et à partir du XVe siècle en Europe avec le développement de l’imprimerie, l’estampe a servi la diffusion de textes sacrés, images pieuses et décrets royaux contribuant au renforcement d’un pouvoir politico-religieux central sur un peuple ainsi unifié. Portant la voix des sages et la voix des maitres, elle participait au bon gouvernement des corps et des esprits.
Ainsi, le travail parfois fastidieux des matrices se justifiait par la multiplicité de tirages et l’ubiquité de la parole qu’il permet.
L’usage de ces techniques par les artistes participait au départ d’une semblable économie liée à la diffusion de leurs œuvres, à leur publicité, l’estampe n’étant jamais au départ qu’un vecteur. Que l’on pense aux estampes japonaises représentant des acteurs de théâtre -comme aujourd’hui les posters et flyers- que l’Europe découvrit comme papiers d’emballages destinés à protéger les porcelaines importées d’Asie.

Les œuvres de Roxane Lippolis, exploitant la technique du monotype, se tiennent en bordure de cette histoire. L’estampe alors n’apparaît plus comme un outil servant une économie, mais comme un geste plastique. Elle n’est plus une sorte de véhicule portant un message mais un corps singulier. Ainsi, l’artiste tachera à chaque série d’affranchir l’estampe de sa vocation première pour lui restituer une autonomie physique. D’image-foule diluée par sa reproduction mécanique, elle en fera une image-objet, n’hésitant pas à investir l’espace par le pliage et la maquette, la peinture murale ou l’installation.
Dans sa série des origamis, le canevas de plis renseignant les étapes nécessaires à la réalisation d’une figure dessine à chaque fois une structure géométrique complexe aux divers enchevêtrements de symétries. Un déploiement kaléidoscopique qui tout à la fois immobilise ou fixe le processus en une énigmatique synthèse et le déporte vers une mystique qui évoque celle de Piet Mondrian, des médiumniques comme Augustin Lesage, Emma Kunz ou Hilma af Klint. C’est qu’incidemment, ce qui fut introduit en France comme « amusette de papier » n’est pas étranger en Chine et au Japon à certains rituels religieux. Tout comme Fleury Joseph Crépin, artiste médiumnique proche de Lesage se persuada qu’en peignant 300 tableaux il mettrait fin à la guerre, la jeune Sadako Sasaki irradiée à Hiroshima entrepris de plier mille grues afin de guérir. Une leucémie l’emporta à l’âge de douze ans, après qu’elle eut plié 644 grues. Ses compagnons de classe plièrent le nombre restant et elle fut enterrée avec la guirlande de mille grues.
Cette manière d’en appeler par la répétition, par quelque rituel ou vertige à un principe supérieur n’est pas étranger au travail de Roxane Lippolis qui demande à n’être pas considéré seulement de manière esthétique, mais semble sans cesse travaillé par un quête spirituelle. « Stylisation et forme en tant que mesure, rythme » sont « symbole et métamorphose du nombre et du principe », dira Emma Kunz.
Le kakemonos réinvestissent cette idée en cousant le geste au motif comme le font les jardins zen. Ils évoquent également une autre tradition religieuse qu’est dans l’antiquité la fondation du temple par le retournement en terre d’une figure tracée au ciel. Car c’est de manière semblable que les estampes ont lieu ou font lieu dans l’espace du tissu. Et le carré des origamis se retrouve dans les kakémonos à la manière de cette figure pure ou figure de l’infigurable chez Malevitch. Dans le sillage de Simon Hantaï travaillant le geste et la surface en se livrant à des pliages et nouages qui devaient ensuite déployés révéler leurs motifs, Roxane Lippolis joue des traces et réserves comme d’une fabrique de paysages. Paysages suggestifs et évocateurs semblables à ceux que tiennent en leur cœur les pierres à image, « pierres aux masures » florentines ou « pierres de rêve » importées de Chine qui séduisirent tellement les romantiques et après eux les surréalistes, les jeux de la nature voisinant avec ceux de l’esprit.
C’est dans cette convergence ou ce brassage que l’œuvre de Roxane Lippolis à lieu : là où l’intuition rejoint les pratiques les plus codées, là où l’évanescent ou l’indéterminé rejoint la figure entendue comme schème ou rythme. Dans la confrontation d’un temps long, celui de l’élaboration, de l’errance, de la contemplation, de la méditation et du précipité si particulier de l’empreinte.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


8 − = cinq