Tout ce que je perçois, tout ce que j’entends

Tout ce que je perçois, tout ce que j’entends constitue ce que j’assemble vaguement sous l’idée de mon monde. Un monde que l’on aura l’habitude par raccourci de langage et raccourci de pensée de dire le monde, comme s’il ne devait y en avoir qu’un et qu’il se livrerait à nous, du moins dans ses grandes lignes, le plus naturellement du monde, dans une immédiateté qui fait oublier sa nature de représentation.
Que l’on considère un instant par empathie sinon par projection ce que d’autres êtres dans leur milieu propre, avec leurs moyens propres perçoivent ou se formulent, ce qu’ils semblent bricoler pour eux-mêmes de monde, et se mettent à s’éclairer une multitude de points de différentes intensité semblables à ces villes que l’on survole de nuit. Clignotent, scintillent des milliers, des millions de mondes singuliers, se frôlant ou se chevauchant pour certains, résolument exotiques l’un à l’autre pour d’autres, définissant une multiplicité d’existences possibles dont la plupart nous demeureront étrangères, inabordables. C’est une cartographie semblable à celle de l’univers dont on dit aujourd’hui que la matière telle que nous la connaissons et la comprenons n’est que la partie émergée d’un iceberg dont la masse principale, le gros du volume nous sont invisibles. Il n’en faut pas plus pour nous sentir ilots dérivant, très anecdotiques et fragiles sur nos cannes. Qu’il ne se glisse pas une quantité de scrupules et de soupçons dans les formulations que nous habitons. Si la masse confuse, sensible de signaux, de stimuli qu’il nous est permis de recueillir ou de capter s’assemble pour chacun d’entre nous en une représentation de plus en plus spécifique lorsque nous descendons d’une considération de l’espèce à certains grands ensembles géographiques et aires culturelles et couches sociales et jusqu’à l’individu chez qui jouent en plus de ces grandes vagues l’expérience familiale et physique, qu’en est-il des grands invariants, des limites de ces différentes façons dans leurs lacunes, leurs spécificités, leurs mouvements et même leurs interactions ? Et dans l’extraordinaire système qui anime ce ou ces mondes, l’un et l’autre se déterminant réciproquement, qu’est-ce qui finalement se durcit ou s’enclos en une citadelle semblable à une image ? Il y a une injonction dans nos façons de poser le regard et de poser les mots à ce que chaque réalité prenne la pose comme objet. Un objet dont nous serions indépendants, maintenu dans une sorte d’immobilité et d’isolement quand nous même flotterions on ne sait où en arbitres omniscient. Il faut comprendre que nos façons d’objectiver les choses, de les poser telles qu’en elles-mêmes a lieu à l’intérieur d’un feuilletage de subjectivités enchâssées. Qu’elle ne vaut telle qu’à l’intérieur d’un système :  » vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà « , disait Pascal à la suite de Montaigne.  » Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà.  »
Sans doute devons-nous à Platon et à ses succès dans la constitution de la pensée européenne et occidentale, pour parler par approximations, cette façon de discréditer l’expérience subjective et ses mobilités pour affirmer l’être et l’essence, l’idée comme vérités premières ou vérités dernières. Et il nous faut maintenant jouer les Diogène pour moquer l’autorité, retrouver peut-être un mouvement dionysiaque où le rire ébranle les murs.

Image : Pierre Hyugues

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