visage de face

On retrouve à travers toute la peinture parmi le groupe, pris dans la foule et inaperçu peut-être d’abord ou à part, un visage qui soudain échappe à ce qui se joue. Un visage qui s’abstrait de ce à quoi il est présent pour témoigner à travers le temps, à travers l’image. C’est la définition de la conscience. Quelque fois il ne s’agit peut-être pour le peintre que de saisir, d’interpeler le spectateur, d’ouvrir la scène au-delà de sa surface, à son hors-champ. Quelque fois c’est encore une manière de guider celui qui devient l’interprète du tableau à la manière de Virgile guidant Dante dans les enfers. Quelque fois ce regard est constituant du message comme dans les vanités où l’admoniteur est alors celui qui averti (admonere). Parfois c’est autre chose. Les portraits que l’on dit du Fayoum, dans leur confluence romano-égyptienne ont quelque chose de ce visage situé sur le seuil, à la jonction des morts et de nous qui, en vivants, les regardons. Portraits à destination mortuaire (mais tout portrait n’est-il pas toujours in fine le portrait d’un vivant qui n’est plus ou qui est voué à n’être plus et donc un décollement dans l’être ?), ils saisissent et préfigurent la mort dans le vivant. Et leur regard est celui qui sait que leur visage sera un jour recouvert de ce double au fond de la tombe. Mais leur implication est sans phrase, sans détours. Cela réveille quelque chose que nous savons déjà. Il ne s’agit pas là d’une leçon, d’un ultime memento mori, mais d’une présence nue éloquente. Une présence troublée. Un regard.
On connaît de Benjamin cette note qu’il développera plus tard, définissant l’aura : « Regard dans le dos/rencontre des regards/ lever les yeux, répondre à un regard ».
“Un homme, un animal ou un être inanimé vient-il à lever les yeux sous notre regard, il nous entraîne tout d’abord vers le lointain ; son regard rêve, nous attire dans son rêve.” C’est de cela peut-être qu’il s’agit.
Le visage de face est le signe de l’apostrophe, de l’adresse à qui regarde. A la différence du profil narratif développé dans l’art antique égyptien et grec, du profil à l’action, il traverse la scène pour établir un échange entendu de regard. Il est comme une pause dans le temps de l’action ou à travers lui. Et, brutalement, alors qu’il semble nous indiquer à considérer ce qui est raconté, à lire à l’image, la relation se retourne. On est concerné. Pris avec. L’étymologie nous donne consernere et pour synonyme riguardare : littéralement et symboliquement, cela nous regarde. Ce que semble encore dire en son silence cette face de Gorgô au bouclier d’Arès, seule nous faisant face dans l’assemblée de profils, seule nous regardant ou regardant à travers nous ce qu’en elle elle nous suggère, nous impose de regarder : tout ce noir regardant depuis le fond comme depuis le dos de notre propre regard. L’extrémité en laquelle le regard peut-être s’aveugle alors qu’il atteint par là à la totalité de l’expérience : la mort est une expérience négative puisqu’ultime et ne pouvant être reconvoquée en conscience, elle advient et échappe en un même mouvement.
Celui qui se tient, le regard droit, sous l’œil du peintre ou du photographe, sous l’œil de l’autre, à conscience d’être en retour regardé, d’être objet d’un regard. Il initie la mise en abîme du jeu des regards : je te regarde me regarder, je te vois me voyant, je te regarde dans ton regard me regardant te regardant. L’image témoigne ou restitue ce qui travaillait son sujet et désormais la travaille sous notre propre regard, dans notre présent. Le visage est un miroir et tout à la fois une porte. Et peut-être est-ce parce qu’il est miroir qu’il est porte. Miroir est surface comme profondeur. Peut-être que d’être miroir fait que les portraits sont porte, non pas comme histoire d’une porte, explication d’une porte ou image d’une porte. Mais effet de la porte en soi. On trouve au flanc de nombreux sarcophages, aux côté de cette porte qui accueilli le corps une porte figurée entr’ouverte. La figuration d’un seuil donnant des deux côtés, un peu comme un visage. C’est à cela qu’elle nous convoque.
Parfois ce regard ne s’origine pas dans un visage, et c’est cette sensation que j’avais eu en regardant pour la première fois l’Annonciation de Francesco Del Cossa, appelé par la silhouette furtive d’un chien passant à l’arrière, frère lointain de celui de Giacometti. J’avais dormi seul dans une ville que je ne connaissais pas, j’avais mangé sur une marche en entendant plus loin les bruits étouffés de conversations et de rires aux terrasses d’un café.

(…)

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