2014 – La peinture, hic et nunc _ Philippe Piguet.
« L’intuition artistique ressemble en effet aux hallucinations hypnagogiques
par son caractère de fugacité – ça vous passe devant les yeux -,
c’est alors qu’il faut se jeter dessus, avidement. »
Gustave Flaubert, Correspondances, 1866.
« On n’est jamais à savoir si l’on doit s’accorder au tumulte du monde, en adopter la confusion, en rejoindre l’agitation et les passades, s’y fondre et s’y couler ou y opposer le regard stable, intemporel, droit et glacé de celui qui passe outre. » Jérémy Liron n’est pas seulement peintre, il écrit aussi – et de fort belle manière. Comme il peint. De lui, on connaît sa série des Paysages périurbains, peints à l’huile, au grand format carré, présentés sous verre de sorte à les mettre à distance comme autant d’arrêts sur image. Une façon de témoignage de l’intérêt de l’artiste pour le cinéma.
Pour sa cinquième exposition personnelle à la galerie Isabelle Gounod, Jérémy Liron nous livre notamment deux grands tableaux à dominante horizontale – deux vues du toit terrasse de la Cité Radieuse de le Corbusier, à Marseille -, à propos desquels il parle d’« hypnagogies ». Le mot n’est pas commun et ne figure dans aucun dictionnaire ; c’est un néologisme que le peintre a déduit du qualificatif « hypnagogique », désireux d’exprimer par là qu’il « tente de capturer ce moment de bascule des images en équilibre entre le dedans et le dehors. » Au regard d’une histoire de l’art contemporain, l’emploi de ce mot ne peut que faire écho à l’exposition qu’en 1948, la galerie Colette Allendy organisait des Photographies hypnagogiques de Raymond Hains, œuvres abstraites composées en plaçant devant l’objectif des trames de verre cannelé. Simple analogie verbale ou commune préoccupation de réussir à constituer un fait plastique – photographique pour l’un, pictural pour l’autre – tout en s’appuyant sur le réel sans pour autant vouloir reconstituer une quelconque anecdote ?
L’art de Jérémy Liron est requis par l’idée de présence. S’il a jeté son dévolu sur le monde périphérique de la ville et qu’il a choisi de retenir pour motif de son travail tout un inventaire d’architectures désertées, « s’arrangeant d’un peu de végétation » parfois, c’est que celles-ci s’offrent à voir dans « une présence opaque » et l’assurent tout à la fois de silence, d’aplomb et d’intemporalité. Construites selon un mode minimal qui joue d’une géométrie sensible, de subtils effets de lumière et d’ombre, de plans frontaux et de lignes de fuite, les peintures de Jérémy Liron en appellent par ailleurs au mécanisme de la mémoire. Le temps y est suspendu, l’espace fragmenté. Rien n’y est livré dans une crudité descriptive ; tout relève d’une suggestion, voire d’une évocation au sens où ses images peintes délivrent comme un ton sourd, issu d’un lointain mémorable.
Qu’il s’agisse de ces deux nouvelles et imposantes pièces, de ses toiles « standard », de ses « images inquiètes » ou de ses « images souvenir », la démarche de Jérémy Liron atteste d’une chose, comme il le dit lui-même : « Jamais on n’échappe au contexte ; on ne peut parler que depuis là où, dans l’espace et dans le temps, on se trouve. » Hic et nunc, en quelque sorte. Ici et maintenant, jamais sur le côté. La peinture comme un travelling en profondeur.