Terrain vague 30 – Résistances, par Christian Rosset, in DiacritiK, décembre 2024.

Pour finir, un beau livre, de ceux dont les éditions de L’Atelier contemporain ont le secret : Les Archives du désastre de Jérémy Liron. Ici encore, les cahiers de huit pages sont cousus, mais cette fois avec un fil vert, couleur dominante de cette suite de dessins de petit format à la craie noire, recouverts d’un voile de peinture verte qui leur apporte un aspect spectral. Il y en aurait aujourd’hui environ 400 rassemblés sous ce titre Les Archives du désastre. Ce livre en montre un peu plus de 60, accompagnés par une préface de Lionel Bourg et un entretien de l’artiste avec Anne Favier. Jérémy Liron : « Ce travail est une réaction à des événements successifs et aux débats, discours qu’ils ont suscités. Pour reprendre le titre d’un petit livre de Marielle Macé, nous étions sidérés et il me fallait, pour sortir de l’incompréhension, pour me dégager de ce mur, considérer comment nous en étions arrivés à ces attentats de 2015. Comment les Talibans dynamitaient les vestiges magistraux et très émouvants de civilisations passées. Comment Boko Haram décapitait, abattait de sang-froid des civils, saccageait un musée, un site archéologique. Il me fallait au moins, comme l’écrit Patrick Boucheron, prendre date, enregistrer la secousse. » « C’est peut-être », ajoute-t-il, « un récit que je me fais. Mais j’analyse ainsi ce geste qui m’a fait vouloir repartir de zéro, remonter le temps, récapituler, glaner des indices, demander aux traces, aux vestiges ce que l’humanité depuis loin portait de pulsions, d’élans, de violences. Intuitivement, naïvement aussi, je m’engageais dans une sorte de généalogie par la trace. Ou peut-être le présent m’était-il devenu invivable, étranger, pour que j’en vienne à me plonger dans les archives, dans les épaisseurs, dans la grande Histoire ? » (je reprends cette première réponse de l’entretien, car elle introduit parfaitement le projet de ces Archives : l’éclaire sans pour autant dévoiler sa part obscure ; ou plutôt indéchiffrable).
Les Désastres de la guerre (Goya), L’écriture du désastre (Blanchot), je ne peux m’empêcher de faire resurgir ces titres qui m’ont tant marqué. Et ces mots : « reliques », « archives »… Une indication supplémentaire (gardons en mémoire l’image qui vient d’être montrée en contrepoint), prélevée dans la préface de Lionel Bourg : « Classer, ranger, énumérer une multitude d’empreintes tandis que tout flambe, sauver, cataloguer coûte que coûte des collections d’objets ou d’estampes, de tableaux, de gravures et de manuscrits à l’intérieur d’un vaste musée dont le labyrinthe emprunterait son architecture à l’imaginaire, il y aurait de quoi désarmer quiconque, un peintre par exemple, ou un poète, s’échine à maintenir l’excès de leur présence par-delà catacombes et mausolées, de quoi le désespérer sans doute, ou le contraindre à renoncer, si l’insane généalogie des crimes et des ravages perpétrés d’orient en occident réussissait à occulter le déni que la création lui oppose. Jérémy Liron en a pleinement conscience et, puisque ses archives assument un héritage transmis des millénaires durant, ses dessins à la pierre noire, pelliculés du vert-de-gris qui les estompe, se chargent à leur tour de l’âme dont j’ai parlé. Je sais, cette âme n’est qu’une chimère. Une maigre flammèche. Un souffle éteint, asphyxié. N’empêche. » Je reste muet face à ces Archives du désastre, d’où ces longues citations, bien préférables à quelques notations inévitablement humorales (mélancolie étant un des leitmotive du Terrain vague, comme sidération et mutisme) : il faudra du temps pour retrouver la parole, comme il nous en a fallu avant de commencer à griffonner quelques notes sur Val Abraham. « Je dois confesser certaines affinités avec ce terme d’inquiétude ou, pour reprendre le terme de Pessoa, d’“intranquillité”. Mais je parle aussi souvent à ce propos d’une inquiétude positive, une forme de vigilance, d’inconfort consubstantiel au monde vivant » dit-encore Jérémy Liron au cours de son entretien. Même si j’ai un léger regret d’avoir dû mettre de côté le livre prévu pour conclure ce trentième et avant-dernier épisode de Terrain vague (ce sera pour une autre fois), ces mots me paraissent être une belle manière de prendre congé (à suivre)